De rebondissement en rebondissement, l’enquête sur l’explosion apocalyptique au port reste bloquée, mais un procès civil pour abus d’ester en justice contre les deux anciens ministres des Finances Ali Hassan Khalil, et des Travaux, Ghazi Zeaïter, pourrait la débloquer.

L’enquête sur la double explosion meurtrière du 4 août 2020 reste bloquée deux ans après son lancement, mais des efforts pour que la procédure judiciaire du juge d’instruction Tarek Bitar puisse reprendre, sont menés d’arrache-pied.

Au mois de juin 2022, un procès civil pour abus d’ester en justice a été intenté par le bureau d’accusation du Barreau de Beyrouth contre les deux anciens ministres des Finances, Ali Hassan Khalil, et des Travaux, Ghazi Zeaïter, qui font partie des personnalités politiques, militaires et administratives dont la responsabilité a été retenue par le juge Bitar dans le cadre de son enquête.

Ces deux derniers détiennent sans aucun doute le record libanais des recours présentés contre un magistrat, dans le seul but de ne pas avoir à comparaître devant lui et à répondre des actes qui leur sont reprochés.
Si le procès venait à être gagné par la partie demanderesse, les deux anciens députés devraient verser 100 milliards de livres libanaises aux victimes de l’explosion, à titre d’indemnités. Plus encore, "le verdict pourrait servir de leçon à tous ceux qui continuent de présenter des recours contre le juge Tarek Bitar de manière excessive et abusive", martèlent les avocats Nasri Diab et Chucri Haddad.

La responsabilité des deux ainsi que d’autres personnalités politiques, militaires et administratives a été retenue par les deux juges d’instruction à qui l’enquête a été confiée, Fadi Sawan et Tarek Bitar. Tous ont été mis en cause parce qu’ils font partie essentiellement du cercle de personnalités qui ont été alertées, un mois avant le cataclysme du 4 août, au sujet du danger que représentait le stockage de plusieurs tonnes de nitrate d’ammonium au hangar n°12 du port de Beyrouth, mais n’ont rien fait pour l’éliminer.

Ali Hassan Khalil

Des preuves concrètes

L’ONG internationale Human rights watch (HRW) a longuement abordé ce volet de l’enquête dans un rapport qu’elle a publié le 3 août 2021 sous le thème: "They killed us from the inside: an investigation into the August 4 Beirut blast" ("Ils nous ont tués de l’intérieur: une enquête sur l’explosion du 4 août 2021 à Beyrouth"). HRW a donné aussi à son document le titre suivant: "Liban: des preuves établissent les responsabilités dans l’explosion de Beyrouth". Elle souligne dans ce cadre que "les preuves suggèrent que certains responsables gouvernementaux ont prévu la mort que la présence de nitrate d’ammonium stocké au port pourrait entraîner et ont tacitement accepté le risque de décès", et précise avoir fondé ses conclusions sur "l’examen de dizaines de documents officiels qui font partie de la correspondance envoyée par et aux fonctionnaires travaillant sous l’égide du ministère des Finances, y compris la direction des douanes, le ministère des Travaux publics et des Transports, dont les responsables du port, des magistrats, le Conseil supérieur de défense, dont le président et le Premier ministre, le ministère de l’Intérieur, la Sûreté générale, le Service de sécurité de l’État et l’armée".

Le rapport nomme les responsables gouvernementaux qui étaient au courant de la présence du nitrate d’ammonium et cite les mesures qu’ils ont prises ou n’ont pas prises pour protéger la population. Il précise: "Les preuves révèlent que le président Michel Aoun; l’ancien Premier ministre Hassane Diab; le directeur général de la sécurité de l’État, le général Tony Saliba; l’ancien commandant de l’armée le général Jean Kahwaji; l’ancien ministre des Finances Ali Hassan Khalil; l’ancien ministre des Travaux publics et des Transports Ghazi Zeaïtar; et l’ancien ministre des Travaux publics; et des Transports Youssef Fenianos, entre autres, ont été informés des risques posés par le nitrate d’ammonium et n’ont pas pris les mesures nécessaires pour protéger le peuple." MM. Aoun et Diab l’ont d’ailleurs reconnu publiquement.

L’instruction étant secrète, il n’est pas possible de savoir si c’est sur ces seules bases que Tarek Bitar a engagé des poursuites contre Ali Hassan Khalil, Ghazi Zeaïter et Youssef Fenianos, avant de lancer des mandats d’arrêt à leur encontre. Hassane Diab fait l’objet d’un mandat d’amener.

Déterminés à ne pas comparaître devant le juge, MM. Khalil et Zeaïter ont multiplié les recours contre Fadi Sawan d’abord, puis contre Tarek Bitar. Seul l’ancien commandant en chef de l’armée le général Jean Kahwaji a comparu en septembre devant le juge Sawan qui l’a entendu en présence de son avocat.

"Domicile inconnu"

En même temps, et des semaines durant, MM. Khalil et Zeaïter ont refusé d’être notifiés des mandats délivrés contre eux, "à tel point que la notification de l’ancien ministre des Finances a été rendue avec la mention domicile inconnu", s’indigne Nasri Diab, qui fait partie du bureau d’accusation du Barreau de Beyrouth, chargé de représenter en justice une partie des victimes de l’explosion du port.

C’est finalement le fils de M. Zeaïter qui a accusé réception des deux notifications, au début du mois de juillet, comme le précise Chucri Haddad, également membre du bureau d’accusation. Le tribunal civil de Beyrouth devant lequel le procès a été intenté a accordé un délai de quinze jours aux anciens ministres pour répondre à la requête, délai qui a été prolongé jusqu’à la fin du mois du juillet, à la demande des deux responsables politiques. Inutile de préciser que le tandem n’a toujours pas répondu.

Les silos du port de Beyrouth.

L’interminable histoire des recours

Dans le détail, MM. Khalil et Zeaïter, proches du mouvement Amal, avaient fait l’objet, le 10 décembre 2021, d’une mise en examen par le juge Fadi Sawan. Ayant refusé de comparaître devant le tribunal, parce que jouissant de l’immunité parlementaire (un prétexte fortement contesté par les juristes), ils réussissent finalement à faire en sorte que Fadi Sawan soit dessaisi du dossier, en février 2021. La Cour de cassation avait prononcé ce verdict estimant que le juge était partie prenante dans l’affaire, vu que son domicile, situé à Achrafieh, avait été endommagé par la déflagration et qu’il est de ce fait considéré comme étant une victime de l’explosion.

Le 19 février de la même année, Tarek Bitar prend la relève et demande, début juillet 2021, la levée de l’immunité parlementaire de MM. Khalil et Zeaïter, ainsi que de l’ancien ministre de l’Intérieur Nouhad Machnouk – requête qui est restée lettre morte. Quelques mois plus tard, en octobre 2021, les partisans du mouvement Amal et du Hezbollah décident d’exprimer leur colère et de manifester contre le mandat d’arrêt émis à l’encontre d’Ali Hassan Khalil en novembre. La manifestation dégénère et des affrontements meurtriers ont lieu entre des partisans du tandem Amal-Hezbollah et ceux des Forces libanaises, que le camp du 8-Mars s’est empressé d’accuser d’avoir provoqué ces incidents. "Les incidents violents et armés de Tayouné traduisent clairement l’ingérence du politique dans le pouvoir judiciaire", comme le souligne l’ancien président du Conseil d’État Chucri Sader.

Tarek Bitar fait, depuis sa désignation, l’objet d’une vingtaine de recours. Les motifs sont toujours les mêmes: parti pris, politisation ou entrave de l’enquête. Mais au total, ce sont 38 recours qui ont été présentés depuis le début des investigations contre Fadi Sawan et Tarek Bitar, juges d’instruction; Naji Eid, président de la première chambre civile de cassation; Nassib Elia, président de la douzième chambre civile de la Cour d’appel de Beyrouth; et deux conseillères de la chambre, Mariam Chamseddine et Rosine Hojeily.

Les demandeurs sont ceux qui cherchent par tous les moyens à obtenir un dessaisissement de Tarek Bitar et, par conséquent, la suspension de l’enquête. Les anciens ministres Youssef Fenianos (Marada), Nouhad Machnouk (ancien Courant du futur), ainsi que Ali Hassan Khalil, Ghazi Zeaïter et l’ancien chef de gouvernement Hassane Diab, ne sont pas les seuls à "abuser du droit de présenter des recours", comme l’indiquent maîtres Mes Haddad et Diab.

" La justice est un droit ", peut-on lire sur ce mur à proximité des silos.

Au mois de décembre 2021, le père de Youssef el-Mawla, une des victimes de la déflagration, a présenté un recours contre le juge Bitar devant la chambre pénale de la Cour de cassation pour les mêmes motifs. Plus récemment, des demandes de dessaisissement ont été avancées devant le Cour de cassation par les avocats des détenus suivants: Badri Daher, directeur général des douanes libanaises; Salim Chebli, l’entrepreneur qui a mené les travaux de réparation du hangar n°12 qui contenait le nitrate d’ammonium, à l’origine de la déflagration; Hassan Koraytem, le directeur général du port; Mohammad el-Awf, le chef de la sûreté et de la sécurité du port. Ils réclament que le dossier soit retiré des mains de Tarek Bitar et qu’il soit confié à un autre magistrat. Aujourd’hui, les avocats membres du bureau d’accusation du Barreau de Beyrouth, chargé de représenter pro bono les victimes de l’explosion, explorent la possibilité de présenter un recours devant des instances étrangères pour essayer de débloquer l’enquête, comme dans le cas de la société Savaro, la compagnie qui avait importé le nitrate d’ammonium à l’origine de l’explosion du 4 août et qui est immatriculée au Royaume-Uni.

Une autre solution permettrait de débloquer l’enquête. Elle prévoit un amendement de la loi sur l’obligation du juge à se dessaisir ou à suspendre l’enquête si un recours est présenté contre lui de manière abusive. Une démarche pratiquement impossible, le Parlement que préside Nabih Berry, le chef d’Amal, le parti auquel appartiennent MM. Khalil et Zeaïter, s’étant jusque-là distingué par ses manœuvres pour empêcher une poursuite de l’enquête.