Beyrouth: Bien sûr nous eûmes des orages. 47 ans de guerre ce n’est pas rien. Mais le 4 août était à part. Bien à part dans la pyramide des horreurs endurées par le peuple libanais. Même pas au sommet, non, à part. Et c’est là où tu réalises que même dans tes suppositions les plus folles, tu n’aurais jamais imaginé que ces silos du port si familiers, rassurants et nourrissants, abriteraient tant de crimes. Les salauds du port, eux, n’ont aucun scrupule. Aucune limite. Aucune humanité. On s’est longtemps accroché à Beyrouth, cette emm el dunia, mère des lois, cité de l’histoire, citée tant de fois. On l’a même trouvée belle, lumineuse et maternelle. On lui a écrit des mots, des poèmes, des lettres d’amour. On s’est dit que nous sommes elle et qu’elle est nous. Viscérale, envahissante, légère parfois, mais surtout berceau de nous, de nos rêves, de nos tourments, de nos amours, de nos vies. On voudrait même y mourir, dans son sable et ses sous-sols si chargés. Mais avant même qu’on ait fini de la qualifier, de l’encenser ou de la maudire, de l’aimer ou de la haïr, de s’en inspirer ou de s’en défaire, ils l’ont anéantie. Elle s’est diluée sous nos doigts blessés, effarés, inutiles. Partie en morceaux. Morceaux de verre, de tôle, de métal, de sang, et surtout de haine, de violence, de monstruosité, et aujourd’hui d’impunité. Ils sont tranquilles, les salauds du port. Personne ne va les inquiéter. Et si les silos se brisent comme l’ont fait nos cœurs, tant mieux pour eux. On oubliera, pensent-ils. Comme on l’a toujours fait. On ne demandera plus de comptes. Ils pourront continuer à tuer. Au pire, un mémorial pour faire semblant. Au mieux, une amnistie collective. Les salauds de ce port. Dans cet espace qui a créé tout une ville, cette fenêtre qui a cristallisé les envies de partance et les joies des retrouvailles. Dans cette baie qui a donné toute sa chance à une petite bourgade de devenir une grande passerelle vers le monde, les silos avaient réuni les ambitions et les grandeurs de ces années 60 où tout était encore possible. Mais les salauds sont arrivés. À pas feutrés ou avec des bruits de bottes. Ils ont lesté le blé d’explosif. Ils ont semé la mort là où il y avait la vie. Ils ont investi le blanc étincelant sous le soleil avec leurs habits noirs. Et tout anéanti. On dit que le criminel revient toujours sur les lieux du crime. Eux ne l’ont jamais déserté. Rien n’assouvira leurs ambitions criminelles. Rien n’étanchera leur soif du sang de cette ville. Seraient-ils donc si étrangers à la Méditerranée et à ses lumières? À Beyrouth et à ses enfants? Qui sont ces gens?