Plus qu’un arc de triomphe monumental, les silos de Beyrouth avaient la majesté d’une Porte de l’Orient baignée par la Méditerranée, au pied du Mont-Liban. Ils accueillaient le regard du voyageur en mer comme la Porte des Indes de Bombay. Deux ans après l’explosion sur le port de Beyrouth, en ce 4 août 2022, les silos brûlent encore comme fournaise en enfer, et s’effondrent en lambeaux. Le supplice de la ville de Beyrouth et du peuple du Liban n’est pas près de se terminer.

Le spectacle est saisissant. Depuis de nombreuses semaines, on voit de temps en temps des petits foyers s’allumer à la base des silos du port. En pleine lumière du jour, ce ne sont que fumerolles rappelant celles du volcan des champs Phlégréens près de Naples. Mais, dès la tombée du jour, une vision infernale se précise. Les fumerolles deviennent de puissantes flammes d’incendies multiples qui éclairent le ciel nocturne des lueurs de la mort.  On voit, à travers les fissures et les béances des grands silos, la fournaise qui embrase l’intérieur des piliers géants. La vision est encore plus saisissante que les peintures fantastiques de Jérôme Bosch. Ce qui fut le grenier du Liban ressemble aujourd’hui à une méga-chaudière où brûlent des milliers de tonnes de céréales, vitales pour une population qui manque de pain.

On se souviendra de la déclaration du ministre de la santé en août 2020, qualifiant le crime de l’explosion sur le Port, comme relevant de " l’impondérable du destin " (qada’a wa qadar). Qu’aurait pu dire d’autre cet éminent membre du Hezbollah dont le secrétaire général vient de déclarer, il y a quelques jours, que nul ne pouvait lui servir de contradicteur puisqu’il est mandaté par Dieu lui-même, en vertu de son appartenance à la ligne de commandement et de pouvoir qui part du Créateur et descend sur terre à travers le vicariat du jurisconsulte (wilayat al faqih), selon la doctrine politique de la révolution islamique d’Iran. Certains ont qualifié de tels propos comme venant d’un esprit perturbé par l’exaltation religieuse. Ils se trompent lourdement. Hassan Nasrallah croit sincèrement en ses propres convictions. Nous ne répéterons jamais assez que le Hezbollah et tout le régime des mollahs iraniens, ne sont point des organisations politiques séculières. Ils sont au-delà de ce monde. Leur raison d’être ainsi que leur finalité sont d’ordre métaphysique. Leur projet est eschatologique. Ils sont les instruments de Dieu lui-même, à travers son Imam qui advient. Ils n’ont que faire de la vulgaire règle du droit ou des méprisables lois humaines, voire de toute structure étatique particulière. Leur horizon englobe tout l’espace du monde. Que peut donc signifier un état-nation minuscule comme le Liban au regard d’une vision aussi grandiose ? Par définition, le jurisconsulte iranien, vicaire de l’Imam occulté, lui-même reflet de l’ombre de Dieu, est reconnu comme étant infaillible dans tout ce qu’il dit et impeccable dans tout ce qu’il fait. Il ne se trompe jamais et toute action émanant de lui est par nature indemne de tout attribut d’acte fautif. Dès lors, on voit mal ce que viendrait faire la justice humaine dans les activités des bras armés de Dieu. Que nul ne s’en approche et que le lieu du crime se consume dans les flammes de l’enfer et ne laisse aucune trace. C’est tout ce à quoi on pourrait penser en regardant, le soir venu, la bouche béante de l’enfer que les décombres ont creusée dans la paroi des silos géants.

Vous souhaitez la vérité ? Qui donc est en mesure de vous la fournir ? La justice du Liban ? Il faut d’abord disposer de vrais magistrats et non de vulgaires palefreniers de minables chefferies politiques. La caste politico-mafieuse avait, dans les heures qui avaient suivi l’explosion, exclu tout recours à une commission d’enquête internationale. Aujourd’hui, elle s’acharne contre le juge chargé de l’enquête par la Haute Cour. L’entrave à la justice est un crime aussi grave que les faits eux-mêmes.

L’opinion publique ne sait plus dans quelle direction regarder. Faut-il démolir ces silos-fournaises ? Le bon sens dit oui. L’émotion et la perception symbolique disent non au titre de la préseervation de la mémoire du crime. Sans doute la meilleure des solutions serait l’érection, sur le site du crime, d’une stèle géante commémorant pour les générations futures les noms des responsables de la ruine du Liban et du démantèlement de son état et de sa société. Au sommet de la stèle, il y a lieu d’inscrire le nom de l’envoyé de Dieu, le secrétaire général du Hezbollah. Puis, sous lui, tout le reste depuis le chef de l’état jusqu’au dernier homme politique ayant exercé des responsabilités durant ces deux dernières décennies. À défaut de jeter les criminels dans les flammes des silos, on pourra toujours maudire leur mémoire de génération en génération au pied de la stèle. Les juifs ont leur mur des lamentations. Le peuple libanais, victime de sa propre mafia politique, mérite bien une stèle de damnation de la mémoire de ceux qui l’ont pillé, ruiné, tué, meurtri.

Si Dieu, dans sa miséricorde infinie, accepte d’épargner à l’engeance politico-mafieuse les affres de l’enfer pour ses crimes, c’est son affaire. Mais les hommes, victimes de cette lie de l’humanité, ne doivent pas oublier et doivent entretenir les flammes du souvenir. Le pardon humain se donne et se reçoit à condition de le demander. Les crapules n’ont pas encore fait repentance. Que justice soit faite et qu’ils reçoivent le châtiment qui s’impose.