En défenseur acharné du patrimoine et de la mémoire, le Dr Amine Jules Iskandar ne néglige aucun fait dans ses réponses. S’il souligne les raisons à l’origine du crime du port, il ne ménage aucune composante de la société libanaise à l’origine des crimes contre la mémoire. "Le drame arrivé à Beyrouth-Est et à sa banlieue nord en ce 4 août 2020, est la résultante d’un ensemble de phénomènes alliant l’occupation du Liban et de ses institutions, au terrorisme, au fanatisme et au totalitarisme." "Pour être conscients de l’importance de la mémoire, encore faut-il commencer par prendre conscience de soi. Un peuple qui ne songe qu’à partir vers d’autres Eldorado sans le moindre sentiment d’appartenance ou de devoir vis-à-vis d’une patrie abandonnée, ne peut pas comprendre le sens de la mémoire." Entretien.

Quand on l’interroge sur le sort des silos du port, il souligne l’envergure déterminante du mot-clé "préservation" qui aurait dû inspirer et orienter les choix des Libanais.es, depuis belle lurette. "Vous comprenez pourquoi les Libanais arrachés à leur héritage et ignorants de sa valeur, s’empressent de plier bagages", nuance-t-il. Lui c’est le Dr Amine Jules Iskandar, professeur d’architecture à l’Université libanaise et auteur de plusieurs livres, articles, conférences, reportages télévisés sur l’architecture et le patrimoine. Depuis vingt-sept ans, il consacre son temps, son métier et son énergie, pour défendre l’héritage libanais dans ses aspects les plus emblématiques, l’aspect linguistique et architectural. L’origine de la langue, des mots utilisés dans le dialecte libanais et la sauvegarde de la maison libanaise traditionnelle ainsi que la construction de nouveaux bâtiments respectueux du patrimoine nourrissent son action sur le terrain. Le Dr Amine-Jules Iskandar nous dévoile, dans ses positions claires, son interprétation de la dimension symbolique et politique des silos.

Est-ce que les parents des victimes du 4 août et les Libanais.es en général attendent que justice soit faite, ou le besoin de s’accrocher à la présence des silos détruits restera incontournable?

L’affaire de la démolition des silos du port de Beyrouth revêt une double dimension, l’une pour le court terme et l’autre pour le long terme. La première relève notamment de l’enquête concernant les raisons de l’explosion et la détermination des responsabilités. Les décisions à la hâte en faveur d’une démolition totale effaçant toutes les traces du crime demeurent hautement suspectes pour les familles des victimes et pour les souverainistes parmi les groupes politiques ou ceux de la société civile. On ne peut passer sous silence non plus, la seconde dimension d’ordre symbolique et qui concerne la mémoire léguée aux générations à venir. Les corps des victimes se sont mélangés à ces ruines devenues l’incarnation de toutes les souffrances des Libanais depuis 1975 et jusqu’à nos jours. Ces cylindres debout, pointant vers le ciel, face à l’horizontalité de la Méditerranée, se sont métamorphosés en monument cathédrale à la mémoire des 240 morts, des milliers de blessés et de tout un peuple martyrisé. Leur démolition équivaudrait à un second assassinat, une seconde tuerie, celle de la mémoire, celle de la justice et celle des familles à jamais endeuillées.

S’il s’avère indispensable de détruire les silos menacés d’effondrement ou une partie de ces silos "témoins" de l’explosion du siècle, dédier à leur place un lieu de mémoire commune et individuelle, un mémorial commémorant le souvenir des victimes sera-t-il suffisant, efficace?

À voir le dôme de Hiroshima et d’autres ruines modernes à travers le monde, on ne peut pas accepter les arguments d’ordre structurel avancés par les partisans de la démolition. Les documents qu’ils présentent afin de justifier leur choix sont superficiels et incomplets. Certaines parmi ces études ne préconisent nullement explicitement la destruction et vont jusqu’à attirer l’attention sur les démarches à entreprendre au cas où la ruine venait à être conservée. S’il est possible de comprendre la nécessiter de supprimer certaines parties périlleuses, rien ne pourrait justifier la destruction dans sa globalité. Les arguments avancés quant au prix du terrain ou le fonctionnement du port sont tout aussi inacceptables. Beyrouth commence à s’asphyxier et la nécessité d’y aménager un espace vert devient plus urgente que tout autre projet de logement ou d’équipement. Quant au port, il peut s’étendre et se développer vers le nord sans être compromis par un espace de recueillement et de récréation, qui plus est, réconcilierait la capitale avec sa mémoire et avec sa façade maritime. Il existe plusieurs exemples à travers le monde, de monuments composant avec un édifice. Il ne s’agit jamais de faire un choix entre l’un et l’autre. Le magnifique ensemble de statues proposé par le sculpteur Rudy Rahmé ne serait nullement remis en cause par la conservation des silos. Bien au contraire, sculpture et ruines s’intensifieraient mutuellement dans leur complémentarité. Leur puissance expressive n’en serait que relevée.

À quel point l’explosion quasi atomique, illustre-t-elle l’impotence, la négligence et la cupidité des gouvernants qui ont tué leur peuple et détruit leur capitale?       

Je ne crois pas du tout à la question de l’incompétence, de la négligence ou même de la corruption. Ces explications permettent seulement de disculper les véritables assassins. La raison liée à la double explosion du port de Beyrouth est bien plus grave et sérieuse que cela. Une capitale ne peut être dévastée de la sorte à cause d’un accident, aussi grave soit-il. Le drame arrivé à Beyrouth-Est et à sa banlieue nord en ce 4 août 2020 est la résultante d’un ensemble de phénomènes alliant l’occupation du Liban et de ses institutions, au terrorisme, au fanatisme et au totalitarisme. Cette double explosion, associée à la crise économique injustifiée, a entraîné un effondrement et un exode drastique de la jeunesse, vidant le pays de son sang. Ce génocide blanc produit les mêmes effets que la grande famine de 1914-1918 qui, elle aussi, avait été traitée avec toutes les tonalités de l’amnésie, autant pour les monuments, les places publiques et les commémorations, que pour les livres d’histoire.

Le dossier de la justice ne constitue qu’un volet de cette affaire. L’autre volet est la valeur symbolique liée à la mémoire et au recueillement. Cet espace doit être respecté avec ses victimes et les souffrances des Libanais.  Les rapports suisses, américains ou allemands ne sont que des amas d’arguments avec lesquels les politiciens libanais savent brillamment jongler.

Aujourd’hui, les politiciens, les responsables et les chefs de sécurité mis en cause se renvoient la balle quant à la responsabilité du stockage des 2750 tonnes de nitrate d’ammonium. Le juge Bitar fait l’objet d’un énième recours visant à entraver l’enquête ou à le dessaisir du dossier. Quel sort pour l’enquête de la double explosion du port?

J’ai du mal à croire à un dénouement satisfaisant en ce qui concerne cette affaire. Les raisons de cette explosion resteront aussi mystérieuses que les assassinats des présidents John Kennedy ou Bachir Gemayel. Beaucoup de témoins ont parlé de bruits de drones précédant les explosions. Tout le monde se souvient de la phrase du président Donald Trump dans les minutes qui ont suivi le drame, lorsqu’il a évoqué une attaque sur Beyrouth. Le silence cruel et les incertitudes planeront toujours sur cette catacombe qui a emporté à la fois nos proches et nos espoirs. Tout ce que les familles des victimes et le peuple traumatisé pourraient garder pour panser leurs plaies, c’est un espace de recueillement au pied de la ruine monumentale. Et c’est la raison pour laquelle le combat sera acharné pour préserver ces silos qui cristallisent l’instant fatidique et la mémoire.

Est-ce que Les Libanais.es sont aujourd’hui plus conscient.es de l’importance de se construire une mémoire commune et du devoir de ne pas tuer les martyrs et les victimes deux fois?

Pour être conscients de l’importance de la mémoire, encore faut-il commencer par prendre conscience de soi. Un peuple qui ne songe qu’à partir vers d’autres Eldorado sans le moindre sentiment d’appartenance ou de devoir vis-à-vis d’une patrie abandonnée ne peut pas comprendre le sens de la mémoire. Le Libanais était martyrisé lorsqu’il a assisté, impuissant, à la destruction quasi totale, à coups de dynamite et de bulldozers, de la ville historique de Beyrouth en 1991. Il y a fort à parier qu’aujourd’hui encore, avec toute sa jeunesse déjà à l’étranger, ce peuple ne réagira presque pas à ce second assassinat de ses martyrs que représente la démolition des silos. Les familles des victimes se battront seules, armées de leur douleur et de leur volonté de préserver le souvenir des êtres chers, devenus symboles de toute une nation, et de les inscrire dans le corps urbain de leur cité amnésique afin de lui rendre une part de son âme.

Vous sommez les Libanais.es de s’accrocher à leurs pays, de ne pas l’abandonner pour des horizons meilleurs. Pourtant, nous avons vu l’inanité des efforts des forces du changement notamment avec la réélection du même président de la Chambre qui siège à la tête du Parlement depuis trente ans. Ce dernier n’a pas pris la peine de saluer la mémoire des victimes en lisant les revendications "pour que justice soit faite". Il n’a cessé de répéter: annulé. "Annulé" ne renvoie pas métaphoriquement à tous les efforts?

Il ne faut pas chercher à s’engouffrer dans le piège du paradoxe de l’œuf et de la poule en espérant esquiver la réalité amère. Est-ce l’émigration qui a rendu notre crise inextricable ou est-ce cette dernière qui est la cause de l’exode qui nous assassine? Ce n’est plus un mystère pour personne que la prise de l’Ordre des médecins par le parti iranien et ses vassaux a été due à un départ massif de plus de 3000 médecins qui ont démissionné de leurs responsabilités à la fois professionnelles, humaines et nationales. Certains n’avaient certes pas le choix, mais pour d’autres, il y avait des options assez honorables. Ce phénomène, cette attitude démissionnaire, se retrouvent dans tous les secteurs de la société civile qui aurait pu pourtant constituer le levier de la résistance à tous les niveaux. La productivité en soi est une forme de résistance. Et si l’État otage ne permet plus le moindre développement, il faut savoir opter pour le régionalisme. Si le Hezbollah a mis en place une société parallèle assimilable à un système voyou, la société civile libanaise qui avait déjà fait ses preuves avec une "Suisse de l’Orient" devrait être capable de recommencer dans d’autres régions du Liban et de réussir.

Dans tous les cas de figure, il va falloir repartir de zéro, que ce soit en diaspora ou dans la patrie, alors autant le faire chez soi. Mais il est évident que lorsque 90% des Libanais âgés de 20 à 45 ans, c’est-à-dire toute la force productive et reproductive, se trouvent déjà à l’étranger, il est fort difficile d’imaginer le moindre espoir de redressement. Le Libanais veut sans doute tout, tout de suite, et ce n’est pas comme cela que se dressent les nations.

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