Thomas Pierret revient pour Ici Beyrouth sur la récente visite du dirigeant syrien à Abou Dhabi, première visite dans un pays arabe onze ans après le soulèvement contre son régime. Les enjeux sont multiples : Abou Dhabi chercherait à contrecarrer l’influence iranienne en Syrie, mais aussi à développer un partenariat économique et à sceller à nouveau une alliance arabe globale engagée contre les révolutions.

Thomas Pierret est spécialiste de la Syrie, chargé de recherche à l’IREMAM, rattaché au CNRS et à l’Université Aix-Marseille.

Concrètement, que signifie pour le régime syrien la récente visite de Bachar Al-Assad aux Emirats Arabes Unis ?

C’est la consécration de la rupture de l’isolement dans lequel était plongé le régime syrien depuis une dizaine d’années. Ce n’est pas un événement qui est tombé du ciel, il a été préparé depuis trois ans avec la réouverture de l’ambassades des Emirats Arabes Unis à Damas. Ce processus de réhabilitation du régime Assad dans l’espace arabe avait été plus ou moins gelé du fait de la politique de l’administration Trump qui avait exercé des pressions très fortes.

Ce processus s’est fortement accéléré depuis l’accession à la présidence américaine de Joe Biden, qui a assez vite envoyé des signaux en disant que les Etats-Unis n’allaient pas se rapprocher du régime syrien mais qu’ils n’empêcheraient pas les pays arabes de le faire. D’où la visite du ministre des Affaires étrangères émirien à Damas il y a quelques semaines, et cette première visite du chef de l’Etat syrien dans un pays arabe depuis le début du conflit en 2011. Ce qui intéresse Assad, c’est de récupérer une participation effective à la Ligue arabe, puisque la Syrie est suspendue, sans en être exclue. Et puis des attentes économiques de la part d’Assad, il espère une aide financière et des investissements émiriens pour reconstruire ce qui peut l’être en Syrie.

Les Etats-Unis ont déploré cette visite, Abou Dhabi s’étant fortement rapproché de Tel-Aviv ces derniers mois. Comment interpréter ce rapprochement dans la perspective des Emirats ?

On peut lier ce rapprochement entre Abou Dhabi et Damas à une lecture géopolitique. Mais il y a un second niveau de lecture, celle de la solidarité autoritaire. On peut voir ça du côté des intérêts géopolitiques de l’Iran et de la question iranienne. Du côté des Emirats, il y a cette interprétation : se rapprocher avec Damas, éventuellement mettre un peu d’argent dans la reconstruction syrienne, cela peut contrebalancer l’influence iranienne en Syrie, empêcher qu’Assad soit complètement absordé par son alliance avec l’Iran, faire en sorte qu’il garde un pied parmis les pays arabes " modérés ".

Le problème de cette approche, c’est que l’outil économique est le seul à disposition des Emirats en Syrie, il n’est pas adapté pour contrebalancer l’Iran : l’influence iranienne en Syrie c’est du hardpower, militaire et sécuritaire, de manière quasiment exclusive. C’est là qu’Israël entre en jeu. Parce que Israël pour le coup contrebalance réellement l’influence iranienne en Syrie au même niveau, avec ses frappes très régulières contre les installations iraniennes sur le territoire syrien. C’est en ce sens là qu’on peut voir une logique, c’est-à-dire qu’en gros Israël fait des choses qui intéressent les émiriens en Syrie, contenir le développement de l’empreinte militaire iranienne en Syrie.

Il existe donc une " double stratégie émiratie " vis-à-vis de Damas ?

On peut lire ce rapprochement soit comme faisant partie d’une stratégie anti-iranienne, de containment de l’Iran, et puis une autre – et les deux ne sont pas incompatibles – qui relèverait de la solidarité autoritaire, c’est-à-dire rétablir la Ligue arabe dans son statut d’avant 2011, qui était devenue une sorte de club d’Etats autoritaires qui se soutenaient les uns les autres. Il y a cette photo célèbre de Khadafi bras-dessus bras-dessous avec Moubarak, Saleh etBen Ali. Les divergences de types idéologiques ou géopolitiques étaient mises de côté. Ces régimes étaient liés par un maintien d’un statu quo autoritaire à travers la région. On sait que les émiriens sont totalement en pointe sur ce sujet. C’est de loin l’Etat le plus passionément contre-révolutionnaire dans le monde arabe, même davatange que l’Arabie Saoudite.

Assad a-t-il quelque chose à perdre en cas d’échec de Poutine dans son invasion de l’Ukraine ?

Assad a beaucoup à perdre. Si cette guerre russe contre l’Ukraine tourne vraiment mal pour la Russie et affaibli considérablement cette dernière, ce sont des énergies et des ressources militaires que la Russie ne pourra peut-être pas conserver en Syrie. Sur le moyen ou long terme, si la Russie doit arbitrer entre ses moyens et ses besoins, il n’est pas certain que la Syrie soit prioritaire. Le déploiement militaire russe en Syrie est considérable mais assez peu coûteux puisqu’il n’y a pas énormément d’opérations en cours, mais cette situation n’est pas garantie. Il y a des rumeurs qui évoquent une pression des Etats-Unis contre les russes en Syrie, je pense que nous n’y sommes pas encore mais cela peut devenir une option à un moment si il y a un blocage de la situation en Ukraine, et si il y a une volonté des occidentaux de créer des problèmes à la Russie, la Syrie va devenir une option pour ce faire.

Assisstons-nous à un retour des autocrates contre-révolutionnaires qui utilisent Assad comme " instrument " ?

Le retour de l’autocratie dans le monde arabe n’est pas un phénomène nouveau, il est en marche depuis 2013, la réhabilitation d’Assad ne serait que le couronnement de ce long processus de cette restauration autoritaire. Ce processus n’a fait qu’avancer, je pense notamment au coup de force qui a eu lieu l’an dernier en Tunisie, et c’est à ce titre que les Emirats apportent de la valeur à leur réconciliation avec Assad, pour fermer définitivement cette parenthèse révolutionnaire qui de leur point de vue était un épisode malheureux.