L’émir Abdelkader ben Muhieddine al-Jazaïri. Savant musulman soufi, héros national algérien, militaire habile, homme d’Etat visionnaire, militant des Droits de l’Homme avant le temps, penseur humaniste, " Saint parmi les princes et prince parmi les Saints ".  (Licence Creative Commons)

Daech, Etat islamique, jihadisme, takfirisme, salafisme, islamisme, etc. L’islam moderne, défiguré par des groupes terroristes et fanatiques, est l’otage de ces idéologies extrémistes. L’Occident chrétien ainsi que les peuples d’autres croyances stigmatisent la religion d’Allah révélée à son prophète Mohammad. Il est difficile à présent d’être musulman tellement cette religion est défigurée par l’amalgame et l’islamophobie. L’humain oublie que l’idéologie n’est pas la foi et que son exercice n’a rien à voir avec la piété. Finalement, ce qui compte, c’est l’homme, ses valeurs et son esprit. Le christianisme est la religion de l’amour, dit-on, cette grâce divine n’a pas dissuadé certains chrétiens de commettre des atrocités et des actes sauvages au nom de dieu. Les croisades, l’Inquisition et les massacres en sont les exemples évidents.

C’est dans cet esprit qu’il faut aborder le personnage d’Abdelkader, l’homme, ses valeurs et son esprit. Auxquels il faudra ajouter sa sagesse et sa générosité. La preuve implacable que les idéologies, les théologies défigurées, ne déterminent pas le croyant. Il nous manque un Abdelkader, des Abdelkader, dans notre monde divisé par les factions et les partis, pour convaincre les gens que la vie est très courte pour faire la guerre et cultiver la haine. Peu importe qu’ils soient arabes, musulmans, chrétiens, blonds ou bruns. Il nous faut des Abdelkader, des Erasme, des Kolbe et des Niemöller qui, entre Sachsenhausen et Dachau, a fait sa profession de foi:

"Quand les nazis sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste.

Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates, je n’ai rien dit, je n’étais pas social-démocrate.

Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste.

Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester"…

 

G.F.H.

 

Le célèbre tableau de Jean-Baptiste Huysmans immortalisant la conduite héroïque de l’émir, qui offrit sa protection aux chrétiens de Damas durant les massacres interreligieux de 1860. (Licence Creative Commons)

 

Héros national pour les Algériens, l’émir Abdelkader (1808-1883) a longtemps incarné en France le combattant vaincu de l’empire colonial : une exposition à Marseille revient sur les multiples vies de ce penseur musulman humaniste, avec l’ambition de rapprocher les mémoires. "Côté algérien, il est la figure du fondateur du premier État algérien, un combattant, un résistant. Chez nous, il était encore présenté au début du XXe siècle comme le meilleur ennemi de la France, dans les manuels scolaires. Aujourd’hui, on peut dire qu’il est assez méconnu ", constate Camille Faucourt, une des commissaires de l’exposition prévue du 6 avril au 22 août au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) de Marseille .  " On a essayé de montrer toute la richesse et la complexité du personnage en revenant sur la plupart des facettes de sa vie : la période de la résistance qui l’a révélé à lui-même en tant que stratège militaire, son rôle de précurseur dans le droit des prisonniers, mais aussi sa captivité en France, son rapport à la spiritualité, à la modernité, sa capacité à dialoguer ", explique Florence Hudowicz, l’autre commissaire de l’exposition.
Portrait par Marie-Éléonore Godefroid. (Licence Creative Commons)

 

Fidèle à la vocation du musée de mieux faire connaître les cultures méditerranéennes, les deux femmes ne cachent pas leur ambition de rapprocher les mémoires de la France et de l’Algérie, où elles espèrent aussi pouvoir présenter cette exposition. " Le désir a été manifesté et si la concrétisation d’un tel projet reste complexe, le Mucem reste ouvert à toute proposition ", font-elles savoir.

Le projet de l’exposition est né d’une rencontre en 2019 entre le président du Mucem, Jean-François Chougnet, et le père Christian Delorme, l’ancien curé des Minguettes, un quartier populaire de la banlieue de Lyon, très impliqué dans le dialogue interreligieux.

Ancré dans la foi musulmane et ses traditions, Abdelkader tenait son autorité de la charia, la loi islamique, mais il a toujours dialogué avec des représentants des autres religions. En 1860, réfugié à Damas, il sauva des chrétiens lors d’émeutes qui les visaient, ce qui lui valut une reconnaissance internationale et des décorations, dont la Légion d’honneur.

Ouvert à la modernité, il a soutenu le projet du canal de Suez qui, pour lui, ouvrait la voie à un dialogue entre Orient et Occident.

 

 

Fierté algérienne

" Abdelkader est pour moi une grande figure libératrice. Comme Mandela un siècle plus tard, il fut un combattant pour la justice qui n’a jamais renoncé à une réconciliation à venir ", explique Christian Delorme, pour lequel l’image de l’émir représente " la fierté et la générosité algériennes ", " un repère ", " une possible figure de médiation d’unification ". L’homme a réuni depuis 2007 une collection d’objets liés à Abdelkader – journaux d’époque, gravures, ouvrages, photos, lettres -, qu’il a donnée au Mucem.

Au total, l’exposition présente près de 250 oeuvres et documents répartis en cinq sections illustrant la vie d’Abdelkader. Issues de collections publiques et privées françaises et méditerranéennes, beaucoup sont inédites.

On peut notamment voir le " traité de Tafna " de 1837 signé par le général Bugeaud, commandant des troupes françaises, et Abdelkader, qui accordait à ce dernier le gouvernement sur une grande partie de l’Algérie. Pendant deux ans, l’émir y fonda les prémices d’un État, avec une monnaie et une administration, avant que la guerre ne reprenne.

La libération d’Abdelkader par Napoléon III. (Licence Creative Commons)

 

 

Également présentée, sa déclaration solennelle du 30 octobre 1852 à Louis Napoléon Bonaparte, par laquelle, en échange de sa libération après cinq ans de captivité, il s’engageait à ne plus exercer de pouvoir politique ou militaire et à ne pas retourner en Algérie.La présentation du " Livre des haltes ", recueil de pensées et d’expériences auquel l’émir a consacré une partie de son existence, fait aussi partie des nouveautés.De nombreuses images de l’émir sont exposées, dont la première photo prise par le photographe Gustave le Gray à Amboise en 1851, ainsi que des objets personnels, dont un caftan blanc.Parmi les contributeurs, les musées du Louvre et d’Orsay ont fourni des tableaux, et si la célèbre toile d’Horace Vernet, la prise de la smala d’Abdelkader, du musée de Versailles, était trop grande pour l’exposition, le public pourra la découvrir grâce à un dispositif multimédia offrant un regard critique sur l’oeuvre.

 

Cinq choses à savoir sur l’émir Abdelkader, " l’homme passerelle "

L’émir Abdelkader fut surtout une figure marquante de la conciliation religieuse. Un " homme passerelle ", dira de lui l’historien Benjamin Stora

La reddition d’Abdelkader, par Augustin Régis. (Licence Creative Commons)

 

Un combattant érudit et habile

Savant musulman et soufi issu de la noblesse, Abdelkader (Abd el-Kader) mène quinze ans durant " une astucieuse guerre de harcèlement " contre les troupes françaises, pourtant plus importantes et mieux équipées. Alternant victoires et défaites contre l’occupant, " il se montre habile, politique et ne cesse de rechercher des appuis politiques dans toutes les couches de la société, clans, tribus, familles ", rapporte M. Stora.  Entre deux combats, il prie, jeûne et professe l’islam.

En 1843, le duc d’Aumale s’empare de la Smala, véritable capitale " volante " de l’émir, comprenant une gigantesque bibliothèque qu’il transportait partout avec lui. Affaibli par cette défaite et mis hors la loi par l’Algérie en 1844, il se réfugie au Maroc.  Refoulé par les Marocains, il se rend aux Français en 1847.

 

 Le captif d’Amboise

Quand l’émir dépose finalement les armes, c’est contre la promesse de pouvoir s’établir en Orient. Mais, Louis Philippe revient sur la parole donnée par son fils, le duc d’Aumale. Abdelkader est transféré au château de Pau, dans le sud-ouest de la France, puis à Amboise, dans le centre, où il sera emprisonné quatre ans, jusqu’à sa libération par Louis-Napoléon Bonaparte.

Une suite de 92 personnes partage son exil. Abdelkader et son épouse légitime Lella Khira occupent les appartements du logis royal, ses fidèles les dépendances. Un muezzin appelle cinq fois par jour à la prière.

La prise de la Smala, peinture par Hippolyte Bellangé. (Licence Creative Commons)

 

 

" L’émir a rapidement des contacts avec les Amboisiens et particulièrement avec le curé de la ville. Les deux hommes commencent des discussions interreligieuses très fructueuses ", raconte en 2004 le conservateur du château Jean-Louis Sureau. "Il amorce le dialogue entre deux mondes, deux Nations, deux cultures, deux religions. C’est un homme étonnamment moderne ", souligne-t-il. " Si les Musulmans et les Chrétiens me prêtaient l’oreille, je mettrais un terme à leurs divergences, ils deviendraient frères à l’extérieur et à l’intérieur ", écrit Abdelkader.

Admiré par Rimbaud et Hugo

Abdelkader est aussi " une figure littéraire ", " romantique " et " épique ", souligne l’historien Ahmed Bouyerdene.

Victor Hugo compose en 1853 un poème à sa gloire, dans son recueil Les Châtiments.

" Lui, l’homme fauve du désert;

lui, le sultan né sous les palmes,

le compagnon des lions roux,

le hadji farouche aux yeux calmes,

l’émir pensif, féroce et doux ",

écrit-il. À l’opposé, Napoléon y est décrit comme " l’homme louche de l’Élysée ", " fourbe et traître ".

À seulement 14 ans, Arthur Rimbaud va à son tour " commettre un poème d’éloge envers l’émir, qu’il considère comme le Jugurtha des temps modernes ", en référence au roi numide qui combattit Rome, raconte M. Bouyerdene. " Il est né dans les montagnes d’Arabie un enfant qui est grand ", dit en latin le premier vers de ce poème qui en compte 80 et vaudra au collégien Rimbaud le premier prix du concours de l’académie des Ardennes.

L’exil en Syrie

Contraint à l’exil, Abdelkader finit sa vie à Damas (Syrie). En 1860, il protège activement les chrétiens persécutés par les Druzes, devenant un symbole international de tolérance.

Il médite, écrit de la poésie mystique et mène un dialogue entre religions aux accents très modernes.

L’émir à Damas en 1862. (Licence Creative Commons)

 

 

Sensible à la modernité technique, Abdelkader visite les expositions universelles, s’enthousiasme pour le projet franco-égyptien du canal de Suez. " Ma carrière politique est finie. Je n’ambitionne plus rien des hommes et de la gloire de ce monde. Je veux vivre désormais dans la douce joie de la famille, dans la prière et dans la paix ", dit-il alors.  Abdelkader meurt à Damas en 1883, à 74 ans. En 1965, sa dépouille est rapatriée en Algérie.
Le manuscrit du Traité Desmichels du 26 février 1834 entre la France et Abdelkader. (Licence Creative Commons)

 

Statue, stèles et vandalisme

Une sculpture de l’artiste français Michel Audiard représentant l’émir découpé dans une feuille d’acier, a été vandalisée par des inconnus juste avant son inauguration à Amboise, le 5 février. Benjamin Stora avait recommandé cet hommage, en 2021, dans son rapport sur les " gestes mémoriels ". L’œuvre sera restaurée.

Des stèles en pierre d’Alep (Syrie) rendent également hommage dans le parc du château d’Amboise aux 25 membres de la suite de l’émir, qui y furent inhumés.

Dans un cimetière musulman de l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes, se trouvent enfin les tombes de membres de la famille d’Abdelkader, qui y moururent emprisonnés.

AFP