Une double explosion, des paysages de guerre, 224 morts, plus de 7.500 blessés et toujours pas de coupables. Les familles des victimes de la double explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020, se voient dans l’impossibilité de faire le deuil tant que justice ne leur a pas été rendue.

"Ma colère est aussi vive qu’au lendemain du 4 août. Ils (les responsables) osent nous dire qu’ils ne savaient pas ce qu’il y avait au port. Ils mènent leur vie tranquillement, comme si de rien n’était. Alors que pour nous, il est impossible d’oublier. Nous étions en état de guerre sans le savoir."

Gravement blessée dans la double explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020, Melvine Khoury ne cache pas sa colère. Deux ans sont passés, mais sa plaie est toujours béante et le drame d’actualité. En ce jour, Melvine Khoury a également perdu sa tante, Thérèse Khoury. "Ma tante était handicapée. Elle était sur chaise roulante lorsque le lustre lui est tombé dessus, se souvient-elle. Personne n’a pu la secourir. Elle n’était pas mariée. Nous étions sa seule famille."

Deux après la double explosion du 4 août qui a détruit une grande partie de la capitale, tuant 224 personnes et blessant plus de 7.500 autres, les familles des victimes continuent de réclamer justice. Celle-ci est indispensable pour qu’elles puissent entamer leur processus de deuil. Mais l’enquête piétine toujours. "Ils n’ont honte de rien, poursuit Melvine Khoury, furieuse. Ils ont organisé des élections. Des députés pointés du doigt ont été réélus et les coupables sont toujours en liberté."

"Obtenir justice pour un crime est nécessaire pour faciliter le travail de deuil des victimes", souligne Boutros Ghanem, psychologue clinicien et psychanalyste. "Le deuil peut devenir compliqué ou revêtir un aspect pathologique, prolongeant la période de souffrance si le mystère continue à planer sur l’identité des responsables du crime, explique-t-il. Les personnes sont en situation de deuil à vie et dans un état de souffrance permanent. On parle alors parfois de deuil sans fin."

"J’ai tout simplement besoin de savoir pourquoi et comment, s’emporte Melvine Khoury. J’ai besoin d’une réponse. Ces questions sont coincées dans ma tête. C’est une douleur continue. Même quand j’ai perdu mon père, je n’ai pas ressenti la même souffrance. Ils essaient de nous occuper avec les pénuries d’électricité, d’eau et de pain pour effacer la mémoire collective."

Une femme en état de choc devant l’immeuble CMA CGM, quelques minutes après l’explosion du 4 août 2020. ©Dar al-Mussawir/Ramzi Haidar

Choc, état dépressif et acceptation

Mireille Khoury, mère d’Élias Khoury, décédé dans l’explosion, est tout autant révoltée par l’absence de justice. "Depuis ce jour, je ne suis plus la même, je me sens vidée, confie-t-elle. Je me suis retrouvée face à deux choix: disparaître ou prendre mes responsabilités." Et de renchérir: "Quand je repense que tout ça aurait pu être évité si un responsable, un seul, nous avait prévenu! Ils nous ont détruits, et ils ont détruit notre vie, notre maison, notre avenir. Ils ne nous assurent rien. Même pas pas les choses basiques. Ces mêmes responsables nous avaient déjà volé notre jeunesse durant la guerre civile."

"Le deuil est l’ensemble des réactions et des attitudes psychologiques que l’appareil psychique va mettre en place pour dépasser la souffrance de la perte", explique Boutros Ghanem. Il comprend trois grandes étapes. "La première étape est celle du choc et de la sidération, constate-t-il. Durant cette phase, la personne oscille entre le déni de la perte et la colère. Le choc a une fonction protectrice. Il sépare l’endeuillé pour un court moment de la réalité traumatique de la perte. Cette phase est généralement courte." La deuxième étape voit s’installer un état dépressif. "La personne présente des symptômes qui ressemblent à ceux d’une dépression, comme la tristesse, une perturbation du sommeil et une perte de plaisir, précise le Dr Ghanem. Cette phase marque la sortie du déni. Elle prouve que l’endeuillé commence à prendre conscience du fait que la personne n’est plus là. Cette étape douloureuse est la plus longue." La troisième étape est celle de l’acceptation. "On assiste à un retour progressif à la réalité, dit le Dr Ghanem. La personne s’investit de nouveau dans son quotidien et présente moins de symptômes psychologiques."

Des pompiers au secours de leur collègue au port, juste après la double explosion. ©Dar al-Mussawir/Ibrahim Dirani

Souffrance et colère

Les familles des victimes du 4 août se trouvent à la fois dans la phase de souffrance tout en n’ayant pas résolu la colère, constate Boutros Ghanem. "Pour elles, le temps est figé, poursuit-il. Elles osciellent entre l’état de choc et l’état dépressif, notamment à cause de l’incompréhension, du non-sens de ce qui s’est produit et surtout de l’impunité des responsables. Psychiquement, c’est épuisant."

"Nous avons l’impression de vivre dans un cimetière géant, comme si nous étions des morts vivants, se désole Melvine Khoury. Personne ne veut connaître la vérité. Même les gouvernements qui disent soutenir le Liban. Si les politiciens étaient réellement innocents, ils ne chercheraient pas à entraver l’enquête puisqu’ils n’auraient rien à craindre. Ce n’est pas par vengeance que nous réclamons la vérité, mais par droit. Pour que nous puissions trouver la paix intérieure."

Des blessés graves devant le Centre médical Clemenceau, trente minutes après l’explosion.
©Dar al-Mussawir/Ramzi Haidar

"Un crime de cette ampleur n’a jamais eu lieu, martèle Mireille Khoury. C’est juste surréel. Pendant sept ans, du nitrate d’ammonium était caché en plein milieu de la capitale. Nous n’étions pourtant pas en guerre comme lorsque la bombe atomique a été lancée sur Hiroshima. Nous ne sommes pas les seuls concernés par ce crime. Tout le peuple l’est. Nous devons nous unir. Malheureusement, nous sommes un peuple qui oublie. C’est la raison pour laquelle les crimes recommencent à chaque fois. Il faut que nous apprenions à juger les coupables. Ce 4 août est notre chance pour le faire."

L’impunité est devenue la norme au Liban. Depuis la guerre civile, tous les crimes sont restés impunis. "Ce n’est pas la première fois que cela se produit au Liban, constate Boutros Ghanem. Et le fait que systématiquement les coupables ne soient ni désignés ni jugés ne fait que perpétuer la haine et la colère non résolues qui continuent à se transmettre de génération en génération, ce qui pourrait expliquer la récurrence des conflits et des guerres au Liban."

Des victimes du 4 août 2020 en pleurs à Gemmayzé, quelques jours après l’explosion. ©Dar al-Mussawir/Ramzi Haidar

"Nous devons continuer à faire pression auprès des organisations internationales, souligne Mireille Khoury. Nous avons bien constaté que nous, Libanais, ne sommes pas égaux face aux Ukrainiens. La communauté internationale ne réagit pas de la même manière face aux crimes perpétrés en Ukraine et à la double explosion du 4 août. Elle nous a oubliés et continue de s’entretenir avec les responsables de ce drame."

"Je me demande souvent comment certains peuvent encore soutenir ce gouvernement, alors qu’il nous humilie au quotidien, lance Melvine Khoury. Nous vivons en permanence dans la peur, car rien ne nous prouve qu’un tel drame ne se reproduira pas. Connaître la vérité, c’est protéger nos proches à l’avenir. Le 4 août est un crime contre l’humanité, contre les Libanais, toutes communautés confondues. Les gens ont-ils besoin d’un drame pire que celui de la double explosion du 4 août pour qu’ils se réveillent?"