La rencontre qui a réuni Walid Joumblatt et Gebran Bassil s’est soldée par un échec, tant sur le plan de la forme que du fond. Il en est de même pour les réunions de M. Bassil avec Sleiman Frangié et le Premier ministre Najib Mikati, organisées par l’homme d’affaires jordanien Alaa el-Khawaja. Aussi bien au niveau interne qu’à l’international, M. Bassil entend véhiculer de lui l’image d’un dirigeant qui n’est pas marginalisé, capable de façonner le paysage politique libanais. Un dirigeant qui rencontre toutes les forces politiques, y compris son rival politique le plus farouche Nabih Berry, ainsi que ses autres rivaux.

Depuis un mois déjà, M. Bassil demandait à se réunir avec M. Joumblatt pour relancer le dialogue interlibanais et s’ouvrir à l’étranger. La veille du rendez-vous fixé à Clémenceau pour un déjeuner à la résidence de M. Joumblatt, celui-ci a informé son allié Nabih Berry ainsi que le leader des Forces libanaises Samir Geagea et le député Michel Moawad de la tenue de la rencontre en question. Le Hezbollah était, lui aussi, au courant. Contrarié, M. Bassil a fait marche arrière car il avait fait le choix de communiquer sur ses réunions avec Najib Mikati et Sleiman Frangié au moment qui servirait au mieux son agenda. Le déjeuner a alors été annulé, mais M. Bassil sera invité à un goûter chez la fille de Walid Joumblatt, Dalia, l’épouse de Joye Daher, fils de Pierre Daher, qui jouera le rôle du médiateur.

Sur le fond, la réunion n’a changé en rien la donne: M. Joumblatt n’est pas parvenu à convaincre M. Bassil de modifier son approche politique, de modérer son discours et d’adopter une attitude positive au sujet de la présidentielle. Après tout, le chef du CPL ne peut pas en même temps rejeter tous les candidats, exiger d’approuver un candidat déterminé ou la partie qui le désigne, et dans le même temps voter blanc. M. Joumblatt n’a pas réussi non plus à persuader son interlocuteur de mettre de côté sa liste de revendications et de conditions pour garantir son rôle dans le nouveau paysage politique. Finalement, le dirigeant druze a échoué à convaincre M. Bassil d’accepter que le ministre de la Défense ratifie la décision de reporter la mise à la retraite du chef d’état-major, le général de division Amin al-Aram. En contrepartie, Gebran Bassil n’a pas réussi à rallier M. Joumblatt à sa cause concernant le dossier de la présidentielle. Ce dernier estime que la proposition que M. Bassil voulait lui faire est un cadeau empoisonné. Partant, M. Joumblatt a refusé d’envisager l’offre, estimant qu’il s’agit d’une tentative de saboter ses rapports avec Nabih Berri et de rompre son accord avec les Forces Libanaises et une partie de l’opposition autour de la candidature de Michel Moawad. Ainsi, la réunion a tourné court, M. Joumblatt campant sur ses positions, tandis que M. Bassil continue de s’opposer à Frangé, Moawad et au général Joseph Aoun, sans pour autant le nommer.

Par son initiative, M. Bassil a renoué avec M. Joumblatt après une rupture qui a duré tout au long du mandat de Michel Aoun, au vu surtout de l’incident de Qabr Chmoun qui, selon Walid Joumblatt, était susceptible "de nous précipiter dans une nouvelle guerre civile". Certaines sources souverainistes perçoivent cette rencontre comme un message adressé au Hezbollah qui soutient la candidature de Sleiman Frangié et invite M. Bassil à en faire de même. Ce dernier tient aussi à montrer au Hezbollah qu’il est capable de s’allier à ses rivaux, notamment à M. Berry, et qu’il bénéficie d’une grande marge de manœuvre à l’intérieur comme à l’international.

L’initiative de Gebran Bassil comporte de même un message destiné à Samir Geagea qui, lui, a refusé de se rendre à Bkerké et de participer à la rencontre de réconciliation et à celle des dirigeants maronites. Le chef des Forces Libanaises a même refusé d’accueillir M. Bassil à Meerab, ayant déjà été échaudé par ce dernier. "Nous avons souffert doublement durant le mandat du président Aoun et de son gendre. Une première fois lorsque ceux-ci n’ont pas respecté l’accord de Meerab et une deuxième fois à chaque attaque médiatique lancée par M. Bassil contre les Forces Libanaises", souligne M. Geagea qui ajoute sur ce plan: "En 2016, j’ai commis une erreur qui nous a précipités en enfer. Je ne la commettrai pas une seconde fois. Je ne me réunirai jamais avec l’allié d’un camp politique à la solde de l’agenda iranien au Liban et dans la région".

Au terme de la réunion, Walid Joumblatt a fini par cracher le morceau, avec toute la diplomatie qui le caractérise, et égrainer toutes les remarques, les reproches et les accusations portées contre lui par le Courant Patriotique Libre, ainsi que les interventions politiques, sécuritaires et administratives du parti. Pour M. Joumblatt, il est étrange que le chef du CPL se mêle des nominations chez les druzes, tandis que les druzes n’en font pas autant s’agissant des nominations chez les chrétiens.

De son côté, Gebran Bassil considère que ses démarches sont un exploit visant à relancer le dialogue, affirmant qu’elles ont été bien accueillies, en l’absence de toute autre initiative. Dans ce contexte-là, M. Bassil annoncera son plan de sauvetage dans les prochains jours après avoir présenté plusieurs projets et feuilles de route ayant reçu des échos positifs, selon le CPL. M. Bassil tente, dans ce contexte, de percer à l’intérieur après avoir essuyé des revers sur la scène externe, causés par les sanctions américaines imposées contre lui.

Le refus du régime syrien de lui accorder un rendez-vous à Damas, alors que M. Bassil avait évoqué cette visite plusieurs mois auparavant, constitue également une déconvenue supplémentaire. Ensuite, et comme si tout cela ne suffisait pas, la Russie ne s’est pas prononcée en faveur d’une éventuelle visite du chef du CPL à Moscou. M. Bassil n’a même pas réussi à se réunir avec le président français Emmanuel Macron ou un des responsables du dossier libanais, malgré les efforts déployés par l’ambassadeur libanais à Paris, Rami Adouane, ancien camarade de classe de M. Macron.

Il ne parvient pas non plus à trouver un responsable européen disposé à intervenir auprès de Washington pour lever les sanctions faisant obstacles à ses ambitions. Enfin, M. Bassil a recouru au Qatar, en vain, cet émirat s’étant rallié aux États-Unis, à la France et à l’Arabie Saoudite pour résoudre la crise libanaise.

Sur base de ce qui précède, où se dirige donc Gebran Bassil ?

Selon des sources proches du CPL, Gebran Bassil intensifiera ses efforts au début de l’année prochaine en lançant une initiative qu’il annoncera prochainement. Les mêmes sources croient savoir que M. Bassil sera élu en mars prochain, dans un contexte de changements régionaux profonds. Ainsi, il reproduira le même scénario élaboré par son beau-père en 2016 et bloquera l’élection présidentielle jusqu’à ce qu’il soit élu. Le chef du CPL et le Hezbollah disposent du tiers de blocage et le premier jouit d’un levier lui permettant de faire obstacle à la candidature de certains.

M. Bassil parviendra-t-il à instrumentaliser le dossier de la présidentielle en sa faveur ou en faveur du candidat qu’il mettra en avant? D’aucuns affirment que Gebran Bassil sera soit président, soit un faiseur de président. L’alliance de celui-ci avec le Hezbollah le renflouera au sein du nouveau système, quel que soit le président élu, et ce grâce au poids populaire et politique considérable dont jouit la formation pro-iranienne.

Par ailleurs, des diplomates estiment que les ambitions de certains demeureront locales, sans aucun rayonnement international. Des forces politiques libanaises sont trop aveuglées par leurs ambitions pour bien appréhender l’intention des puissances étrangères de mettre fin au vide présidentiel au plus vite : la décision de sauver le Liban a déjà été prise, et elle sera mise en œuvre avant le printemps, confie-t-on. La décision en question se traduira par l’élection d’un nouveau président, la formation d’un gouvernement, le lancement de projets de réforme et l’adoption d’une nouvelle loi électorale.

Parallèlement, un comité de supervision sera formé par les pays donateurs pour gérer les dépenses des projets CEDRE et les accords signés entre le Liban et l’Arabie Saoudite. L’ambassadeur saoudien au Liban a assuré que l’exécution des projets débutera dès qu’un gouvernement sera formé et qu’un président sera élu, conformément aux conditions évoquées par M. Berry lors de la commémoration de la disparition de l’Imam Moussa Sadr. Les projets seront conditionnés par le respect des modalités de l’accord tripartite signé par les États-Unis, la France et l’Arabie Saoudite à New York, selon lequel le Liban devra adopter une politique de distanciation et mettre en œuvre la déclaration de Baabda rejetée par les forces du 8 mars, notamment le CPL et le Hezbollah.