À quelques mois des élections législatives et de la fin du mandat Aoun dans une situation d’effondrement politique, économique et social sans précédent – même aux heures les plus sombres de la guerre civile – le pouvoir libanais polycéphale est tellement empêtré dans ses contradictions et noyé dans la fange de sa propre faillite qu’il tente désormais de jouer le tout pour le tout afin d’échapper au verdict populaire, qui s’annonce sans merci dans les urnes. Ses manœuvres sensationnalistes teintées de populisme se multiplient à tort et à travers tant et si bien qu’elles constituent désormais des convulsions hybrides, mi-dramatiques mi-grotesques; convulsions si dangereuses du reste pour l’existence même du pays qu’il faudrait sans doute songer à achever ce “pouvoir étatique malade” le plus rapidement possible.

L’exemple le plus récent du tour de passe-passe de ce pouvoir finissant, qui ne sait vraiment plus comment se refaire une virginité, est la convocation mardi soir du gouverneur de la Banque centrale, Riad Salamé, par la procureure générale près la cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun, à une audience jeudi, doublée d’une interdiction de voyager. M. Salamé doit ainsi être entendu par la juge dans le cadre de la plainte déposée contre lui par un groupe d’activistes qui mène campagne contre le secteur bancaire. Fait significatif : cette nouvelle " offensive " contre le gouverneur de la BDL coïncide avec une campagne de diabolisation, encore une, menée par certains milieux aounistes sur les réseaux sociaux contre le secteur bancaire et ses figures de proue.

Des coups de Jarnac

La démarche de Ghada Aoun s’inscrit, elle, dans une perspective purement politique qui dépasse largement la personne de M. Salamé lui-même, et qui répond aussi bien à des impératifs stratégiques qu’à de petits coups de Jarnac vindicatifs entre les pôles du pouvoir eux-mêmes.

Et ce n’est pas tout. Des sources bien informées font état d’une volonté de Mme Aoun de porter plainte dans les heures à venir contre le chef du Parti socialiste progressiste Walid Joumblatt pour détournement d’un montant de 500 millions de dollars à l’étranger, et de lancer des perquisitions sous la forme de tribunaux populaires "révolutionnaires" – des chasses aux sorcières en bonne et due forme, comme celles qu’elle avait menées l’an dernier contre le patron de presse Michel Mecattaf et le général à la retraite Pierre Hadji Georgiou, et contre certaines banques qui auraient refusé de lever le secret bancaire sur certains comptes, dont celui du frère du gouverneur de la BDL, Raja Salamé.

L’initiative de Ghada Aoun, dont la partialité manifeste en faveur du Courant patriotique libre de Gebran Bassil et du président Michel Aoun, n’est un secret pour personne, intervient à un moment où le mandat Aoun se retrouve dans sa dernière année, non pas sur une pente glissante, mais en chute libre sur un bobsleigh équipé d’un propulseur magnétoplasmadynamique.

Tous ses sondages d’opinion internes à la veille des prochaines législatives prouvent que sa popularité dans la rue chrétienne s’est effondrée, à la lumière de la gestion catastrophique de la crise par le mandat, doublée de l’explosion cataclysmique du port de Beyrouth en 2020, qui a détruit des pans entiers de la capitale.

Les enjeux électoraux

Les prochaines législatives ne sont pas sans provoquer des sueurs froides pour Gebran Bassil, depuis son fief de Batroun, où une inscription massive au sein de la diaspora remet en question son élection, alors que la circonscription électorale du Nord où il doit en principe se porter candidat a été créée dans le but spécifique de garantir son élection en 2018 après ses revers successifs de 2005 et 2009.

Plus largement, au plan national, il devra compter dans une très grande mesure sur son allié, le Hezbollah, pour préserver certains sièges. Le président de la Chambre, Nabih Berry, ne veut toujours pas entendre parler d’une réconciliation avec lui, en dépit des efforts menés par le Hezbollah dans ce sens, et encore moins d’une alliance électorale. Le refus est le même du côté du leader des Marada, Sleiman Frangié, qui, malgré l’intervention du Hezbollah, reste récalcitrant face à un front électoral commun au Liban-Nord avec le CPL.

Au plan régional, le mandat est aussi en difficulté depuis la déclaration Macron-MBS de Djeddah, qui a complètement ignoré le président de la République, accusé par les pays du Golfe (et pas que par ces derniers) d’assurer une couverture légale au Hezbollah et de laisser le parti chiite mener ses activités hostiles à l’Arabie saoudite pour le compte de l’Iran en toute liberté. En dépit des efforts menés par le Premier ministre Nagib Mikati pour tenter de décrisper un tantinet les relations avec le monde arabe, et après la polémique liée au meeting des opposants bahreïnis dans la banlieue sud fin 2021, le Hezbollah persiste et signe en voulant organiser mercredi après-midi un rassemblement de l’opposition au régime saoudien à Beyrouth sous son parrainage dans ledit Quartier américain de Beyrouth.

Hors course pour la présidentielle

Plus révélateur encore de son isolement, Michel Aoun et Gebran Bassil n’ont toujours pas reçu d’invitation à se rendre en visite officielle à Damas, en dépit des démarches intensives menées par l’ex-ministre Pierre Raffoul, entre autres, auprès du régime Assad dans ce sens.

Quant aux sanctions US contre M. Bassil pour corruption, elle ne semblent pas prêtes d’être levées, en dépit des tentatives du chef du CPL d’inverser le verdict américain contre lui (l’attaque contre Riad Salamé serait-elle aussi un message dans ce sens adressé à Washington, qui le considère comme une ligne rouge ?, s’interrogent certains observateurs).

“Fort” de tous ces boulets, M. Bassil se trouve donc plus que jamais hors-course concernant l’échéance présidentielle, surtout après l’échec du compromis global avec MM. Berry et Mikati, à travers lequel il voulait s’assurer une mainmise totale sur l’État en dégommant plusieurs fonctionnaires essentiels, dont Riad Salamé, Souhail Abboud et même Joseph Aoun.

Le mandat Aoun a tenté de rebondir sur cet échec en ripostant par un appel à un dialogue, notamment sur la stratégie de défense, mais il a reçu un camouflet retentissant avec le refus de la plupart des leaders invités à répondre positivement à son initiative. Le dialogue, qui devait servir à renflouer quelque peu un mandat au bord de l’apoplexie, s’est transformé en petit monologue entre les composantes du 8 Mars.

Une démarche caduque

Dans sa conférence de presse en réponse à l’appel au dialogue de Michel Aoun, Nagib Mikati avait d’ailleurs souligné son attachement à Riad Salamé face aux revendications de Gebran Bassil, en affirmant qu’“on ne change pas ses généraux en pleine bataille”.

La démarche – caduque, selon des sources judiciaires et à laquelle une fin de non-recevoir sera opposée dans les plus brefs délais – de Ghada Aoun contre Riad Salamé vise, partant, à profiter d’un contexte de frustration et de colère légitime de la population face à l’effondrement social et économique du pays pour la canaliser contre le système bancaire – facile bouc émissaire – et contre Riad Salamé plus particulièrement.

Elle intervient ainsi au lendemain d’une énième flambée suspecte du taux de change du dollar, qui a atteint mardi soir les 33.000 LL. Incapable de stopper la progression du taux de change, entièrement aux mains des parties occultes qui accaparent, sous la protection des armes illégales, les opérations du marché noir au vu et au su d’un État impotent, le mandat cherche à en faire assumer toute la responsabilité à Riad Salamé – surtout avant l’appel à “la journée de colère” jeudi, que le Hezbollah – et surtout Nabih Berry – souhaite exploiter, par le biais de la Fédération des syndicats des transports routiers, pour torpiller l’enquête sur le port, déloger le juge d’instruction chargé du dossier, Tarek Bitar.

D’ailleurs, la juge Aoun a fait paraître sa décision au moment où M. Salamé était en réunion avec Nagib Mikati et le ministre des Finances, Youssef el-Khalil, ce que plusieurs sources concordantes interprètent comme une volonté de Baabda de faire pression sur le Premier ministre pour le pousser à réunir le Conseil des ministres en dépit du véto des composantes chiites.

Au moment où la rue grogne, où le secteur des transports s’apprête à organiser des mouvements de protestation, l’attaque contre le gouverneur de la BDL, qui s’accompagne d’un mouvement similaire à Paris orchestré par des officines aounistes publiques et privées, cherche à détourner l’attention du bide retentissant du mandat, surtout si la rue s’enflamme jeudi – il est ainsi question d’actes de violence prémédités – et que le climat propice à un report des élections se met en place – une nécessité absolue pour le 8 Mars face aux risques potentiels que la majorité pro-iranienne dite de “Qassem Suleimani” ne puisse pas assurer son retour en force au Parlement.

Devant ce spectacle apocalyptique digne de Néron ou de Caligula, le Hezbollah se frotte les mains. Dans tout ce micmac, avec l’aide de ses alliés, et en jouant sur leurs différentes contradictions, il fait une fois de plus oublier l’élément essentiel de la crise, en occultant l’ensemble de la rhétorique sur les armes illégales, la souveraineté, le monopole de la violence légitime et “l’occupation iranienne du Liban”.