Après une décennie de relations tumultueuses, la Turquie semble résolue à rétablir les relations économiques et politiques avec les monarchies du Golfe. Face à l’isolement régional et à la crise financière, le pays compte en effet sur Riyad et Abou Dhabi pour renflouer son économie exsangue et restaurer son influence d’antan dans les pays arabes. 

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a entamé une visite officielle en Arabie Saoudite le jeudi 28 avril. Il a rencontré vendredi à Jeddah le roi Salmane ainsi que le prince héritier et dirigeant de facto du royaume, Mohammed ben Salmane, avec lequel il a discuté des relations bilatérales et des questions régionales et internationales. Il s’est ensuite rendu à la Mecque où il a effectué le pèlerinage de la Oumra.

Il s’agit d’une véritable volte-face de la Turquie, qui avait presque rompu ses relations avec l’Arabie Saoudite en 2018, à la suite du meurtre du journaliste Jamal Khashoggi au sein du consulat saoudien d’Istanbul. Preuve de ces tensions, la visite du président Erdogan n’a pas fait l’objet d’une déclaration officielle émanant des deux gouvernements, mais a été annoncée par des sources anonymes à l’agence d’informations Reuters. De même, le cabinet du Président a annoncé qu’aucune déclaration officielle ne suivrait cette visite, qui n’a pas été ouverte à la presse.

Marquée par une certaine discrétion, cette visite souligne, d’une part, la volonté mutuelle de rétablir la coopération bilatérale, mais également la méfiance qui règne toujours entre les deux acteurs régionaux. Avant son départ d’Istanbul, le président Erdogan a exprimé ses espoirs que cette rencontre ouvre une " nouvelle ère " dans les relations turco-saoudiennes, notamment dans les domaines de la défense et des finances.

Une dégradation graduelle des relations depuis les " Printemps arabes "

Mettant fin à la politique de " bon voisinage ", la diplomatie turque s’était érigée en grand défenseur des islamismes politiques lors des Printemps arabes en 2011, appuyant financièrement et militairement les opposants aux régimes autoritaires en place. Ces ambitions se sont heurtées à la " contre-révolution " menée par l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis, qui ont identifié la Turquie comme un rival régional et une menace potentielle pour leurs régimes.

Ankara s’était ainsi retrouvé dans une position d’isolement, notamment à la suite du coup d’État militaire en Égypte qui a mis fin au bref interlude islamiste en 2013. Face au boycott des États arabes et à la détérioration de sa réputation auprès des peuples de la région, la Turquie s’est retranchée dans son alliance avec le Qatar et le soutien aux milices islamistes en Libye et en Syrie, sans pour autant atteindre ses objectifs politiques et militaires.

Des relations en dents de scie, qui se sont empirées à partir de 2016, comme le témoignent les propos du président Erdogan suggérant que les Émirats arabes unis avaient financé la tentative de coup d’État militaire cette même année. La Turquie a fermement pris le parti du Qatar lors du conflit inter-Golfe menant au blocus du petit émirat en 2017 par ses voisins, fournissant aide économique et logistique à Doha et suscitant l’hostilité des autres monarchies de la péninsule arabique. La fin de l’embargo saoudien-émirati-bahreïni sur le Qatar permet à présent d’envisager un rapprochement entre Ankara et Riyad.

Les conditions saoudiennes

C’est le meurtre du journaliste et opposant politique saoudien Jamal Khashoggi, alors qu’il se rendait au consulat saoudien d’Istanbul, qui a marqué un véritable point de rupture dans les liens turco-saoudiens. Le président Erdogan avait alors accusé le prince héritier Mohammed ben Salmane et d’autres responsables saoudiens d’avoir commandité l’assassinat, réclamant des poursuites pénales.

Il avait affirmé, alors, que le meurtre était " prémédité " et commandité par " les plus hautes sphères du gouvernement saoudien ", collaborant avec les services secrets américains pour confirmer l’implication du prince héritier dans l’affaire. Ces déclarations ont provoqué la fureur de Riyad, qui a aussitôt instauré un boycott non-officiel des importations turques, faisant passer le commerce bilatéral de 3.2 milliards de dollars US en 2019 à 200 millions en 2021.

Alors qu’Ankara cherche à briser son isolement régional et fait les yeux doux aux pays du Golfe, la justice turque a suspendu le procès de 26 citoyens saoudiens in abstensia et accepté de transférer le dossier à la justice saoudienne. Cette reculade a provoqué l’indignation de la veuve de Jamal Khashoggi, Hatice Cengiz, qui a fait appel de la décision judiciaire. Amnesty International a, de son côté, condamné une décision injuste, qui " renvoie sciemment et volontairement l’affaire de l’homicide entre les mains de ceux qui en portent la responsabilité ".

La Turquie aurait donc cédé au chantage saoudien, axé sur deux conditions pour la reprise des liens entre les deux pays : l’étouffement de l’affaire Khashoggi, et la distanciation d’Ankara avec les islamistes. De fait, les autorités turques ont demandé à plusieurs chaînes appartenant à la mouvance islamiste de déprogrammer leurs émissions politiques et ont imposé à plusieurs membres des Frères musulmans réfugiés en Turquie de faire profil bas.

Une " realpolitik " motivée par des intérêts économiques et sécuritaires

C’est ainsi une véritable opération de charme que déploie la diplomatie turque dans la région depuis 2020, renversant la dynamique de la décennie précédente, marquée par le " néo-ottomanisme ".  La Turquie prévoit d’ores et déjà de nommer des ambassadeurs en Israël et en Égypte, tandis que le président Erdogan a reçu en grande pompe le prince héritier d’Abou Dhabi en novembre dernier.

Concernant l’Arabie Saoudite, le ministre des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, a visité le pays en mai 2021, promettant l’adoption de mesures concrètes " très prochainement " pour améliorer les relations bilatérales. Il avait de même affirmé le mois dernier que la Turquie était disposée à normaliser les relations économiques et politiques avec l’Arabie Saoudite.

D’une part, le président Erdogan voit dans le rapprochement avec Riyad et Abou Dhabi la panacée pour redresser une situation économique catastrophique, alors que la monnaie turque a perdu 45% de sa valeur depuis janvier 2021 et que l’inflation atteint les 60%.  Cette dégradation accélérée attise le mécontentement populaire et pourrait bien coûter au président sa victoire aux élections présidentielles de 2023. À cet égard, Riyad et Abou Dhabi semblent disposés à tendre la carotte à Ankara, Abu Dhabi ayant déjà promis un fonds d’investissement de 10 milliards de dollars à la Turquie. De même, le commerce turco-saoudien a connu une embellie ces derniers mois, avec une croissance de 25% pour le premier trimestre 2022.

D’autre part, la Turquie s’est retrouvée isolée, notamment sur la question du gaz en Méditerranée orientale, et sur celle des frontières maritimes avec la Grèce, les pays du Golfe ayant choisi de soutenir cette dernière. Une telle volte-face est ainsi un moyen pour le pays de retrouver son influence d’antan et se réintégrer au jeu régional.

De son côté, l’Arabie Saoudite lorgne sur les considérables capacités militaires de la Turquie, et notamment sa technologie des drones, dans le cadre de la guerre qu’elle mène contre les Houthis au Yémen. Le président Erdogan avait ainsi affirmé qu’il existait " une demande saoudienne pour les drones turcs ". Dans une période d’incertitude internationale et de retrait américain de la région, l’Arabie Saoudite tend la main à l’ancien rival turc pour former un bloc régional commun avec les Émirats arabes unis et Israël, malgré les nombreux différends qui persistent.

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