Je prends mon café sur le balcon qui surplombe le port de Beyrouth. Comme je le fais chaque matin depuis l’effondrement d’une partie des silos, j’examine le bâtiment qui, pendant des décennies, se tenait lumineux, vaillant et fier, veillant sur le blé qui nourrissait la ville. Le 4 août 2020, ces mêmes silos ont protégé la ville en recevant une partie de l’explosion dans le ventre.

Depuis qu’on annonce son effondrement, je ne peux pas m’empêcher de le percevoir comme un animal, malpropre et blessé, qui grogne silencieusement et essaye de se tenir debout. Et pendant ce temps, les braises d’un feu qui y brûle depuis des semaines, nourries par les restes de céréales, peuvent être vues en train de couver la nuit, comme si elles mesuraient la force vitale mourante du silo tombé.

Lorsque le projet de démolir le silo gravement endommagé a été annoncé, les Beyrouthins s’y sont opposés avec véhémence, protestant que c’était un terrain sacré qui abritait les restes des pompiers qui ont tenté de contrôler le terrible incendie qui a suivi l’explosion du port.

De plus, un récit aux proportions mythologiques semble s’être emparé des citoyens de la ville tourmentée ; un discours qui confronte le Mal, représenté par les nuages putrides rouges et noirs avec le Bien, évoqué par le minuscule silo dans sa blancheur pure.

Le café chaud atteint ma dent et je me rappelle que j’ai rendez-vous chez le dentiste.

Une heure plus tard, j’arrive chez le dentiste et m’installe dans la chaise, entourée de machines pristines, une lumière éblouissante, et un parfum de désinfectant mélangé à la saveur de l’eau dentifrice. Derrière moi, le bourdonnement tout doux d’une pompe au rythme des cadences de la voix du dentiste. Cela fait plus de trente ans que je lui confie ma bouche. Durant toute notre relation professionnelle, je l’ai écouté me racontant des histoires, me posant des questions, et faisant des commentaires sans qu’il ne reçoive aucune affirmation verbale de ma part. Pendant toutes ces années, il s’est contenté d’écouter mes réponses émises en grognements et gémissements et de les interpréter avec grande habileté. On dirait que la langue des patients dentaires faisait partie du cursus académique à la prestigieuse université de Washington à Saint-Louis.

Le dentiste rapproche un miroir et me montre la dent responsable de mes douleurs.  C’est ma dent de sagesse. Il injecte l’anesthésie et je me détends. Je glisse dans un état soporifique ; je regarde dans le miroir. Il reflète l’intérieur​​ de ma bouche. Chaque dent est un silo intact, sauf la dent de sagesse. Elle est dans le même état que le silo de Beyrouth.

–          Nous allons arracher la dent tout gentiment.

Je fais un bruit qui est supposé exprimer mon refus.

–          Ooons !

–          Non ?

–          OONS !

Il dégage la quincaillerie qui m’empêchait de parler.

–          Je n’enlève pas la dent ?

–          Non… Ya-t-il pas un autre moyen ?

–          C’est la meilleure solution dans cette situation.

–          Et la mémoire du silo ?

–          Quel silo ? On dirait que l’anesthésie a  bien pris ! Alors, je continue ?

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