Les XXe et XXIe siècles sont ceux des grands  bouleversements. Au début du XXe siècle, les Ottomans ont pratiqué la première grande épuration ethnique et  religieuse moderne, éliminant du territoire de la Turquie d’aujourd’hui trois peuples historiques : les Arméniens, les syriaques et les grec-orthodoxes. Puis, au cours des années qui ont suivi, les rapports entre musulmans et non-musulmans se sont tellement détériorés que, partout dans le monde, ces guerres religieuses se sont terminées par le triptyque: extermination, déportation, séparation.

En Irak, en 1932, Fayçal, roi d’un pays tout juste indépendant, entérine le massacre des Assyriens, qui sont chassés de son État. En 1947, hindous et musulmans d’Inde se séparent de manière sanglante provoquant la mort d’un million de victimes et l’échange de populations de plus de quinze millions de personnes, les hindous fuyant le nouveau Pakistan et les musulmans fuyant de leur côté la nouvelle Inde. En Palestine et Israël, le conflit judéo-arabe a provoqué  l’expulsion de trois cent mille palestiniens vers le Liban, la Syrie et la Jordanie et celle de trois cent mille juifs d’Irak, du Yémen et d’Égypte vers le nouvel État juif.

Puis le tour est venu à Chypre où une guerre de quinze jours a débouché sur l’existence de deux États. Le Soudan a également connu une guerre de plus de trente ans entre le Nord musulman et le Sud chrétien et animiste, qui a provoqué la mort de centaines de milliers de personnes et qui s’est terminée par la création de deux États, l’un chrétien et l’autre musulman. L’ex-Yougoslavie a éclaté en plusieurs Etats nationaux. Les Arméniens du Haut-Karabakh ont refusé de vivre en Azerbaïdjan et ont préféré se libérer de cette emprise et se rallier à l’État arménien. Le Liban, qui a inauguré  le cycle de guerres civiles et religieuses longues au XXe  siècle, est le seul de tous à avoir résisté en tant qu’État unitaire.

Pourquoi de tous ces peuples qui ont préféré la  séparation, les Libanais sont les seuls à l’avoir refusée ? Pour le meilleur et pour le pire. En ce sens, l’exceptionnelle démarche des Libanais, leur obstination, leur opiniâtreté à coexister dans un même État, nous interrogent ; il nous appartient de les questionner avec pertinence.

Aujourd’hui, la déferlante de la Qaëda, du groupe État islamique et des autres mouvements totalitaires musulmans nous laisse démunis. Que veulent  réellement les musulmans du monde ? Comme la plupart des peuples musulmans vivent dans des régimes despotiques ou tyranniques, il est très difficile de sonder  leur cœur et leurs reins. Cependant, nous disposons de deux outils, certes limités, qui nous permettraient d’appréhender “l’âme musulmane” de notre époque.

Le premier, est la Constitution de ces pays. Tous les pays de la Ligue arabe, à l’exception du Liban, ont inscrit dans leur texte fondateur que l’islam est la religion d’État et que la charïa est source de loi. Même le Kurdistan irakien a voté à une écrasante majorité, au grand dam des chrétiens et des yézidis, ces deux articles dans sa Constitution. Hors des pays arabes, le Pakistan, la Malaisie l’ont fait également. La Constitution de l’Indonésie stipule dans un de ses articles que le pays est celui des hommes qui croient en Dieu. Seuls, quelques pays africains, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, les anciens pays soviétiques à majorité musulmane et la Turquie ont des Constitutions laïques.

Le deuxième, est l’analyse des résultats des rares élections libres dans les pays musulmans. L’Algérie, la Turquie, les Territoires palestiniens, la Tunisie et l’Égypte ont porté lors d’élections libres des majorités islamistes. Les Algériens s’en sont débarrassés par un coup de force qui a provoqué une décennie de massacres. En Égypte, l’armée a renversé le pouvoir démocratiquement élu. Les islamistes sont toujours au pouvoir en Turquie et dans la bande de Gaza. Que nous disent ces élections libres ? Il y a une majorité, des fois mince, d’autres fois confortable, pour une politique “islamiste” qui discrimine les non-musulmans, les femmes, les minorités sexuelles, et qui engage le pays dans une politique de confrontation avec le reste du monde. Ces deux outils de compréhension de l’univers musulman révèlent que si l’électorat musulman adhère au projet totalitaire islamiste, une importante minorité s’y oppose mais n’arrive pas à le contrer démocratiquement. Il est important de souligner que le Liban a été épargné par cette tendance islamiste et que les musulmans du Liban se sont dans leur immense majorité opposés à toutes les tentatives de la Qaëda et de l’EI de s’imposer dans le pays.

La situation actuelle

Après vingt ans d’occupation israélienne partielle du territoire et trente ans d’occupation syrienne globale, les Libanais ont réellement repris le contrôle de leur destin en 2005. En seize ans, leur condition n’a fait que se dégrader au point de rejoindre aujourd’hui le triste sort des Vénézuéliens, des Iraniens et qui sait, peut-être, un jour, celui des Coréens du Nord. Soit la situation d’un État paria, en conflit avec son environnement et avec la communauté internationale. Le Pacte national de 1943 avait permis aux Libanais d’essayer de pratiquer un exercice d’équilibriste entre l’Est et l’Ouest. Cela n’a guère empêché les druzes et les sunnites de se solidariser avec l’OLP contre les chrétiens, entraînant le pays dans un cycle de violence (1975-1990) auquel les accords de Taëf, signés en 1989, ont mis un terme. Aujourd’hui, les chiites font allégeance à l’Iran et enfoncent le pays dans des sables mouvants dont personne ne peut l’extirper.

Cependant, à la décharge des Libanais, nous tenons à rappeler que quatre cent mille Palestiniens et plus d’un million de Syriens sont réfugiés sur leur sol sur une population de quatre millions d’individus. Imaginons quinze millions d’Allemands réfugiés en France. Quel État peut supporter pareil fardeau ? Les maigres  subventions de la " communauté internationale " ne sont qu’un cache-misère qui ne peuvent en aucun cas combler les terribles déséquilibres financiers, sociaux et politiques que cette présence inflige au pays. Toute solution ne pourra se réaliser qu’avec le  retour des Syriens dans leur pays et celui des réfugiés palestiniens  dans les Territoires palestiniens et dans d’autres États où ils souhaiteraient s’installer.

Le système confessionnel est épuisé et n’arrive plus à se renouveler. Malgré l’inventivité de ses créateurs, il n’a jamais pu trancher le double nœud gordien qui bloque l’émergence d’un État national fonctionnel et réellement indépendant.

À nos yeux, les deux nœuds sont les suivants. Les musulmans du Liban dans toutes leurs composantes, vivent la prééminence des chrétiens, même symbolique, comme une frustration. Cet État n’est pas tout à fait le leur puisqu’ils ne  peuvent accéder à la Première Magistrature. Ils ont à son égard un sentiment paradoxal et trouble : ils en sont fiers, car en acceptant d’adhérer au Grand Liban, ils créaient une situation inédite dans l’histoire de l’Islam. Des musulmans acceptaient d’être " gouvernés " par des  non-musulmans, alors que le Coran et les hadiths l’interdisent. En ce sens, ils se distinguaient de leurs coreligionnaires de par le monde et leur prouvaient, à l’époque, qu’ils pouvaient s’arrimer à la modernité et s’affranchir de la pesanteur des traditions politiques musulmanes.

Cependant, cet état de sujétion symbolique à l’égard des chrétiens a engendré une  profonde insatisfaction qui les a poussés et les poussent encore dans les bras des demi-prophètes qui émergent à chaque génération en Orient : Nasser, Arafat, Assad et enfin Khomeini, etc. Les chrétiens de leur côté ont accepté la création du Grand Liban alors que trois génocides venaient de vider le Moyen-Orient de trois peuples chrétiens majeurs. Il est important de noter qu’en 1912, les chrétiens représentaient 40% de la  population de l’Empire ottoman et à Constantinople, 60%. En 1918, ils ne sont plus que 5% aujourd’hui 0,5%. C’est dire l’hécatombe. Les chrétiens du Liban ont intériorisé ce trauma, mais il ressort à chaque crise, les réconfortant dans leur peur légitime d’être  exterminés et expulsés de leur terre. Comment trancher ce double nœud ? Comment se projeter dans un avenir  serein en s’appuyant sur la réalité suivante: de tous les peuples qui se sont exterminés depuis plus de cent ans de par le monde, les Libanais sont les seuls à avoir gardé leur État.

Un nouveau Pacte national ?

Le régime libanais actuel est englué dans une crise existentielle. Les gouvernants, discrédités, n’arrivent plus à  réformer un système qui leur a permis de se maintenir au  pouvoir malgré leur évidente incompétence. Afin de permettre l’émergence d’un État honnête et efficace, pourquoi ne pas trancher les deux nœuds gordiens de la manière suivante :

– sécularisation du système politique ;

– égalité de tous les citoyens face à la loi. Aucun poste ne peut être revendiqué de manière préventive par l’une des composantes libanaises ;

– égalité des tous les citoyens grâce à un code civil unique de la famille. Instauration du mariage civil  obligatoire, libre aux couples de faire bénir  ultérieurement leur union dans les lieux de culte de leur  choix ;

– afin d’échapper à la hantise des uns et des autres de la  " démocratie du nombre", qui a fait les ravages que l’on sait en Irak et ailleurs en Afrique, un Parlement paritaire, chrétiens/musulmans, élira le président de la République quelle que soit son appartenance confessionnelle, au premier tour à la majorité des 2/3 et aux suivants à une majorité de 55% ;

– proclamation de la neutralité du Liban vis-à-vis de ses voisins ;

– paix, réconciliation et normalisation des relations avec la Syrie et avec Israël ;

– exiger de ces deux États la reconnaissance de la neutralité du Liban ;

– demander que l’ONU et les cinq grandes puissances garantissent la neutralité du pays.

Il est évident que ce nouveau pacte est un tout. Nul ne pourra vouloir appliquer certains points et en refuser d’autres. En quelque sorte, ce sera à prendre ou à laisser. Ce nouveau pacte national résout la frustration du musulman car il  pourra accéder à la présidence de la République et apaise la peur du chrétien car le Liban neutre et sécularisé sera pacifié et ne sera plus en proie aux ambitions des États  voisins et régionaux. Il est évident que chaque partie aura plus à gagner qu’à perdre: les musulmans renonçant aux utopies mortifères, l’arabisme, l’islamisme, le khomeynisme et pouvant, enfin accéder à la présidence de la République ; les chrétiens, leurs peurs légitimes prises en compte grâce à la neutralité du Liban, à la paix avec ses deux ambitieux voisins et à la sécularisation, devenant ainsi les co-créateurs d’un État absolument inédit en Orient.

Avec ce pacte, le chrétien joue sa peau, sa survie, mais en misant sur un nouveau Liban, il permet aux musulmans et aux chrétiens libanais de se projeter dans un avenir, espérons-le, plus serein, réellement prospère et qui sait, enfin libre. Puisse donc la pacification du Liban, grâce à la sécularisation, la neutralité et à la paix avec ses voisins, augurer d’une réconciliation, spirituelle en premier, et politique en second, entre les trois religions sémitiques et ouvrir une ère de stabilité et de développement harmonieux pour tous les peuples de l’Orient.

Faute d’un accord historique, le Liban va continuer d’aller de Charybde en Scylla, de crise en crise, de guerre en guerre, au risque d’être rayé de la carte ou d’être partagé en deux États, l’un chrétien, l’autre musulman. Ainsi pourrait disparaître le seul État au monde où chrétiens et musulmans vivaient encore dans un équilibre relatif.

Il appartiendra alors aux chrétiens d’oeuver à la création d’un État chrétien, en association, espérons-le, avec les druzes, sur le territoire historique du Mont-Liban. Beaucoup diront que nous risquons de vivre un Golgotha. Nous pourrions leur demander si la situation actuelle ne rappelle pas le neuvième cercle de l’Enfer de Dante ?

À charge pour les dirigeants du Liban, de méditer cette maxime de Charles Baudelaire : “L’aveuglement fait des fléaux plus grands que la méchanceté.”