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La réunion entre le patriarche maronite, le cardinal Béchara Raï, et le président français Emmanuel Macron est d’une importance capitale, car l’invitation française survient à un moment critique pour les deux parties, en raison du changement radical des alliances régionales au Moyen-Orient ; à un moment où l’Europe est contrainte de focaliser davantage son attention sur la guerre russo-ukrainienne. La visite intervient ainsi dans un contexte de vacance alarmante au niveau de la présidence libanaise à l’ombre de divisions politiques aigues, alors que l’État s’effondre sur le double plan économique et structurelle. Par voie de conséquence, il était naturel que le patriarche maronite exprime ses préoccupations de manière à rétablir la confiance entre le patriarcat et la France et restituer les privilèges français au niveau des institutions éducatives et médicales, qui étaient réservées exclusivement aux maronites en tant qu’allié politique et culturel, et non en tant qu’allié religieux. S’agissant de la visite du chef d’une nation et non de la visite d’un chef religieux, et d’une visite historique sur les traces de feu les patriarches Hoayek et Arida, elle exige une réunion urgente du Conseil des évêques pour soutenir le patriarche, garant du Grand Liban à l’heure des mutations régionales.

Préoccupations politiques

Au cœur des changements au niveau régional et mondial, le patriarcat exprime des appréhensions politiques quant au rôle et à la mission futurs du Liban : il s’agit de savoir s’il sera utilisé comme arène pour régler des comptes ou s’il sera perçu comme une oasis neutre pour favoriser le dialogue. Toute marginalisation internationale du Liban entraînera la perte de son rôle futur. La réunion entre le patriarche maronite et le président français constitue une bonne occasion pour rappeler des constantes indélébiles adoptées par Bkerké depuis sa position fondatrice et son rôle de parrain du projet du Grand Liban, patrie souveraine et indépendante pour tous les citoyens. Il s’agit là d’une position pérenne face à tout projet de division ou de fédéralisme, pour préserver la coexistence et le vivre ensemble.

Bkerké craint de placer le Liban sous une nouvelle tutelle qui nécessiterait un président de compromis, soumis, non conventionnel, ne jouissant pas de la confiance des chrétiens, au lieu d’assurer la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité relatives à la souveraineté et l’indépendance du Liban.

Préoccupations présidentielles

Il est naturel que le patriarcat maronite ait des appréhensions quant à la position de la France relative à la présidence libanaise, d’autant que les données indiquent que l’Administration française privilégiera son alliance avec ceux qui détiennent les armes et le pétrole au détriment de l’alliance historique et culturelle. Il est impossible pour l’Elysée de traiter avec le patriarche en tant qu’acteur politique interne; il est inacceptable de placer le patriarche devant l’équation de la dernière chance: un président de fait accompli ou la vacance de la présidence !

Le point de vue du patriarcat sur la question n’est pas lié aux candidats, mais plutôt au profil, au programme et aux valeurs souveraines du candidat. La position du patriarcat va dans le sens que la France de concert avec des puissances influentes, ne devrait pas assurer la prédominance d’une partie sur l’autre et faire parvenir un président porteur d’un projet qui soit l’antithèse de la souveraineté et du Pacte national.

Il est nécessaire de demander au président français de parrainer un dialogue national entre les composantes libanaises, sans exception, sous l’égide des cinq États qui se sont réunis au début de l’année à Paris pour discuter du Liban, dans le but de faciliter l’élection d’un président. La relance des relations franco-maronites nécessite la non-confiscation de la décision des maronites, non pas en tant que communauté religieuse, mais en tant que composante libanaise fondatrice.

Préoccupations existentielles

Les politiques européennes concernant la crise en Syrie n’ont pas pris en considération l’identité libanaise. Le patriarche ne peut que soulever la crise des réfugiés et des immigrés syriens au Liban, qui conduit à un déséquilibre démographique et à l’établissement d’un nouveau contrat social qui contredit l’accord de Taëf et qui est basé sur la réduction du rôle des minorités émergentes. Les répercussions de cette crise existentielle conduisent à l’explosion du Liban, le vidant de ses forces et changeant son identité. Il convient de rappeler que le patriarcat maronite a sacrifié les pouvoirs exécutifs du président de la République maronite à travers Taëf au service de la garantie de la paix civile. Cette position n’était pas la reddition ou l’acceptation que les chrétiens ont perdu la guerre. Au contraire, le patriarcat a préféré ne pas perdre le Liban, alors que les seigneurs de la guerre ne croient pas en l’État.

Obsessions culturelles

Il est du devoir de la présidence française de protéger l’identité culturelle libanaise, dont la francophonie fait partie, d’autant que l’avenir de la Francophonie est en jeu au Liban, et que même les écoles et les universités catholiques francophones s’orientent progressivement vers le système américain. La France doit préserver le pluralisme libanais comme modèle de dialogue entre les civilisations, comme terrain naturel, non artificiel et levantin pour un dialogue islamo-chrétien ; d’autant que le pluralisme français vire au fanatisme et à l’émeute dans un net déclin du rayonnement de la culture française dans l’Orient arabe.

Les expériences politiques récentes témoignent que les alliances de Paris avec les non-chrétiens au Liban n’ont pas réussi, car elles étaient fondées soit sur des intérêts commerciaux, soit sur des intérêts politiques. L’Elysée ne peut pas nier l’héritage de Bkerké à Paris; donc la France reste dans la conscience libanaise comme la "tendre et bienveillante mère" et le grand pays ami, alors que personne n’oublie les deux visites du président Macron au Liban après l’explosion du port à la suite d’attentats restés clandestins.

Préoccupations religieuses

Il n’y a pas de contradiction entre le projet du patriarcat maronite et l’État français laïc. Le premier à lancer officiellement l’idée d’un État civil fut l’Église maronite à travers le Synode patriarcal maronite. Un conflit existe entre les valeurs de l’État français et les nouveaux alliés de Paris, dont le projet est basé sur l’État religieux et la logique du nombre.

Le projet maronite au Liban reste un projet d’État de droit civil et de dialogue, un État démocratique qui respecte les droits de tous sans distinction, un État engendrant des valeurs sociétales, fondé sur le principe de souveraineté et de coexistence ; pourtant, la vision maronite du Liban n’a jamais envisagé une patrie sans les musulmans. De plus, les constantes du Vatican concernant le monde arabe sont exprimées dans les deux Exhortations apostoliques et à travers le Document sur la fraternité humaine, qui se fondent sur le principe du dialogue islamo-chrétien pour le bien de l’homme et de sa dignité. L’exemple libanais pour la France est de protéger les rituels religieux et de respecter le pluralisme religieux avant que le sectarisme ne détruise les tissus de la société française.

* Avocat internationaliste et professeur de droit international