Le mois le plus long, le plus triste de l’année. J’ai accompagné les enfants à l’aéroport un à un. Je les ai serrés fort, respirés profond. J’ai retenu au fin fond de ma mémoire leur parfum – ambre chaleureux pour l’un, sucre doux pour l’autre –, leur tessiture – nerveuse et musclée pour l’un, ronde et moelleuse pour l’autre. J’ai laissé couler ma fontaine au volant de ma voiture et je me suis enfoncée sous ma couette.

Noël 2021 est passé comme un souffle. Moins doux que prévu, Corona lui ayant volé son lustre et son exubérance. Réunions décapitées, fêtes gâchées. Deux ans après, la science continue à tâtonner, on est moins démunis, mais on reste quand même à la traîne.

Et nous, ici au Liban, on est plus que jamais au fond du gouffre. Les festivités sont passées insipides et incolores. Dans toutes les familles, on a fait un effort. Pas pour nous, les résidents, mais pour ceux qui rentraient. Eux qui comptaient les jours dans leurs exils pour retrouver la maison. Alors, on a dressé nos sapins, accroché nos guirlandes, décoré nos places. On a ouvert nos bras à nos enfants et aux amis. Pourtant on a eu beau maquiller notre réalité, aucun fard n’aurait pu recouvrir la médiocrité de notre quotidien. Nos places vides de monde, sombres et ténébreuses. Nos rues désertées à la nuit tombée. Les poubelles renversées, éviscérées vomissant sur la chaussée feuilles de laitues et citrons asséchés. Et ces ombres fantomatiques qui y plongent la tête la première dans l’anonymat du soir. Nos supermarchés habituellement envahis dès le début du mois, mornes et tristes avec leurs étals remplis de marchandises AOI (appellations d’origines inconnues) et leurs clients aux soupirs tonitruants. Dans beaucoup de foyers, les frigos sont restés vides. Dans beaucoup d’autres, les tables ont perdu de leur lustre. Le poulet a régné en maître des cérémonies, trônant fièrement sur son lit de riz parcimonieusement garni d’amandes, et les menus avaient le goût des dimanches d’antan. Oubliés saumons, sushis, fromages et charcuteries élaborés. L’essentiel était ailleurs, loin des ventres. Dans les regards des grands-parents heureux d’être entourés, des enfants ravis des quelques babioles découvertes au pied du sapin, des jeunes savourant le brouhaha et le goût parfait du taboulé de Téta et du riz de Téti. Retour à l’essentiel.

Et comme si tout le monde s’était donné le mot, ni les Écritures ni les cantiques n’étaient ceux de la vie d’avant. Exit aussi, dans mon église, la magie de la nuit étoilée, des bergers, des anges et du petit garçon au tambour. Retour à l’essentiel, au Verbe fait Chair et dont la portée philosophique se heurta à mon besoin de douceur et de tendresse. Autant mes prières étaient fluides et simples devant l’Enfant aux bras ouverts, autant le Verbe me ramenait à mon cœur aigri par toutes les épreuves de ces dernières années et par les chapelets de malédictions rythmant mes journées.

Pourtant, alors que j’observais de loin ces tableaux de félicité toute simple, malgré le Covid qui m’avait privée du tiers de mon bonheur, calfeutrée dans ma chambre, je ne pouvais m’empêcher de penser que la dinde était bien au menu. J’étais, nous étions, tous, les dindes de cette monumentale farce qu’est devenue notre vie au Liban. Certains parlent de résilience. Alors que ce terme était source de fierté pendant nos années de guerre civile, il a aujourd’hui une connotation péjorative tellement il se rapproche de résignation. Fait-on le dos rond en attendant que la vague passe pour ressortir, tel un surfeur aguerri sur les tonneaux de l’océan, avec le moins de dégâts possibles? Ou avons-nous tout simplement abandonné? Peut-être que la réponse est à trouver auprès de ceux qui se sont oubliés le temps des fêtes pour se pencher sur autrui et donner aux défavorisés un peu de la joie de Noël. Tous ces mouvements issus de la mouvance du 17 octobre et de la tragédie du 4 août qui continuent et qui se sont activés en silence dans les couloirs sombres de la misère des autres pour y mettre un peu de lumière.

Les Romains vénéraient le dieu Janus aux deux visages, l’un fermé tourné vers le passé, l’autre ouvert, résolument tourné vers l’avenir. Dans ses mains, il tenait un bâton montrant la voie et une clé ouvrant la porte de l’avenir. Janus a laissé dans nos vies "Janvier" et ses bonnes résolutions qui s’écroulent généralement sous les coups de blues postfêtes.

En cette année charnière qui dessinera l’avenir proche et lointain du pays et de nos enfants, tâchons de rester éveillés et de faire les bons choix pour ouvrir les bonnes portes. Peut-être alors que les festivités de l’an prochain auront vraiment le goût du bonheur.

 

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