Beyrouth: Moi je sais qui je suis. Je sais aussi qui vous êtes. Par ma connaissance plus ou moins profonde de vous. Par ce qu’on me raconte de vous. Par vos écrits aussi, vos commentaires et vos réparties. Je vous aime ou je vous aime moins. Peu importe. Vous êtes. Et je suis. Chacun de nous, bien distinct, dans la même sphère ou dans la sphère voisine. Du même village ou de la même ville. De la même rue ou d’un autre quartier. Même si vous vivez loin, à des milliers de kilomètres parfois, je sais que vous êtes là, avec vos signes distinctifs, vos apparences, vos qualités et vos défauts. Toutes ces choses qui font la différence. Moi aussi, je sais qui je suis. Je sais ce que j’écris, ce que j’enseigne, ce qui me fait peur, ce qui me rassure, ce qui me réjouit et ce qui m’énerve, ce dont je suis fière et ce dont je suis moins fière. Je sais ce que j’ai fait pour mon pays et aussi ce que j’aurais dû faire. Je sais mes attentes et mes déceptions. Je connais mes souffrances et parfois je les exprime. Je les partage avec vous puisque nous venons du même pays, de la même terre. Mais eux, savent-ils seulement qui nous sommes? Savent-ils seulement que nous sommes? Savent-ils seulement que nous existons? Que sous l’appellation al chaab qu’ils aiment prononcer dans un chuintement méprisant, se tiennent des millions de personnes, chacune bien vivante, bien présente, bien résistante ou bien résignée? Chacune de ces millions de personnes affairée dans sa souffrance quotidienne, dans son désarroi grandissant, dans ses doutes existentiels, dans son ancrage atavique ou son chant de sirène. Mais eux, jettent-ils parfois ne serait-ce qu’un coup d’œil à ce peuple d’en bas? Le font-ils plus qu’une fois tous les quatre ans, quand il s’agit d’acheter ma voix ou la vôtre, le temps d’une matinée fugace d’un mois de mai? Souffrent-ils tous de la même cécité qui les empêche de nous voir? De la même surdité qui les empêche de nous entendre? Nous étions pourtant des centaines de milliers dans les rues, hurlant avec la même intensité nos revendications. Des jours et des jours durant. Et tous les jours depuis, quelques-uns, les plus courageux sans doute, les plus téméraires sûrement, crient encore, écrivent encore, demandent encore, agitent encore les mains, les banderoles et les slogans. Mais rien ne fait baisser leurs regards vers nous. Rien ne fait baisser leurs regards tout court. Nous n’existons pas. Ni quand ils décident, ni quand ils ne décident pas. Ni quand ils se déplacent, sirènes hurlantes, ni quand ils sont bien installés dans leurs fauteuils confortables. Ni quand ils prennent des décisions malsaines sans nous consulter, ni quand ils parlent en notre nom. Nous n’existons pas. Qui leur rappellera leurs devoirs et nos droits? Qui leur chuchotera les noms de ceux qui sont morts faute de conscience, les noms de ceux qui meurent à l’instant où j’écris faute de soins, de ceux qui souffrent au-delà des mots faute de reconnaissance? Ce bon peuple du Liban leur a toujours paru comme une masse informe, grise et gluante, dont on peut disposer comme d’une chair à canon, ou d’une pâte à modeler, suivant leur bon vouloir et leurs ambitions démesurées, suivant leur allégeance à d’autres pays, d’autres doctrines et la toute-puissance maléfique qu’ils se sont octroyée du haut de leur trône nauséabond. C’est à croire que le pouvoir, peu importe son domaine d’extension et de résonance, s’accompagne au Liban d’un défaut de fabrication indu qui fait croire à ces gens-là qui tout leur est dû. À la seule condition bien sûr, c’est écrit dans le mode d’emploi, de ne jamais, jamais regarder en bas. Nous n’existons pas.

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