Interview avec une figure emblématique de la résistance libanaise culturelle, spirituelle et intellectuelle, professeur Youssef Mouannès, le moine maronite attaché aux valeurs de la montagne mais au parcours atypique: sa relation avec Bachir Gemayel, son ouverture sur les différentes confessions libanaises, son œuvre. Les dons de l’Esprit-Saint.

Sa voix poétique a bercé des générations entières et a renouvelé l’espoir durant les années de guerre. Son savoir encyclopédique et sa présence charismatique l’ont propulsé sous les feux des projecteurs, mais il est resté viscéralement attaché à la vie modeste et retirée des moines maronites. Militant du Front libanais, auprès du président – héros Bachir Gémayel et conseiller de l’honnête président Élias Sarkis (son cousin), père Youssef Mouannès est l’auteur d’une œuvre dramaturgique et philosophique immense. Durant son mandat de recteur de l’USEK, il a fondé les facultés de médecine, d’ingénierie, d’informatique et d’agriculture. Pour faciliter la vie aux étudiants, il a ouvert des branches à Zahlé, dans le Nord et dans le Sud. Il a reçu les insignes de Chevalier de l’ordre du Mérite de la République française en 1993 et les Palmes académiques en 2002 pour son action en faveur du dialogue interreligieux et du rayonnement de la francophonie. Pour les croyants et les spectateurs, c’est l’Esprit-Saint qui l’a comblé de ses sept dons. On l’entend souvent répéter: "Seigneur faites que je sois parmi les victimes et jamais parmi les bourreaux". Entretien.

Qu’est- ce qui vous a prédisposé à la vocation sacerdotale, alors que vous étiez un jeune homme "épanoui", bourré de talents, participant même à des compétitions sportives? Parlez-nous de votre enfance, du contexte déterminant.

Ce qui m’a le plus marqué, c’est mon enfance dans mon village de Chbanieh, surtout notre maison située sur la place du village et toutes les scènes auxquelles j’ai assisté qui ont bercé mon imaginaire. Je voyais défiler tous les rituels de la vie chrétienne au sein d’une nature belle et aimante. Les mariées dans leurs robes blanches, les cercueils des morts portés tendrement, les cloches des églises qui se confondaient avec le clapotement des rivières et le chant des oiseaux… Je savourais l’arrivée des saisons avec leur beauté particulière. Je contemplais les moissonneurs chargés de leurs récoltes, la neige et son manteau de perles blanches. Les rites de la mort et de la Résurrection de Jésus-Christ m’habitaient. Je récitais la neuvaine sur le sentier enneigé de l’église. J’étais haut comme trois pommes et l’épaisseur de la neige pouvait m’engloutir. La dimension rédemptrice de l’amour, l’espérance en la Résurrection et l’intercession miraculeuse des saints m’ont toujours conforté dans ma foi. Saint Charbel m’a sauvé la vie après une crise cardiaque qui m’a terrassé aux États-Unis. Grâce à son intervention miraculeuse, j’ai pu rentrer dans mon pays, je suis toujours en vie et j’ai pu mener à terme beaucoup de projets littéraires, de témoignages de vie avec des invités issus de milieux culturels et religieux différents. J’ai un cœur très fragile, c’est la paix du Christ et la Grâce qui me soutiennent. Quand l’explosion criminelle du port a démoli la capitale, j’étais très proche, dans le couvent de Saint-Antoine le Grand à Sodeco, et je l’ai échappé belle. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps devant l’atrocité du crime. Ma plume sous le choc n’arrêtait pas de saigner. La résurrection de ma ville, j’y crois fermement. Comme l’oiseau mythique phénicien, comme le mythe d’Adonis et surtout comme notre rapport à la mort et la vie dans la foi chrétienne. La Résurrection est le pilier fondamental de ma vie.

Vous étiez militant, auprès de Bachir Gemayel, et vous aviez constitué le Front libanais avec d’autres pères engagés dans la défense du Liban souverain. Quels étaient les fruits de cette rencontre avec le président – martyr et quelles ont été les réalisations du Front libanais?

Nous avons milité ensemble avec Bachir Gémayel. Il était d’une sincérité très profonde, d’une loyauté exemplaire et d’un courage incomparable. Il marchait devant les jeunes militants, en première ligne sur tous les fronts. L’Université Saint-Esprit de Kaslik avait initié un mouvement composé de 84 penseurs, réunis sous la houlette de l’ancien supérieur général, père Pierre Azzi, et les pères Boulos Naaman, Charbel Kassis, Touma Méhanna et Emmanuel Khoury. Il m’est impossible de les citer tous sans en oublier quelques-uns. Je préfère m’abstenir. L’objectif du Front était d’initier les jeunes au sens philosophique et patriotique du combat, qui ne se réduit jamais à la dimension physique. On était la cible de l’occupation palestinienne et il fallait sauvegarder le territoire libanais et l’identité plurielle du pays, composée de musulmans et de chrétiens, plus précisément des 18 communautés qui s’étaient réfugiées dans le Mont-Liban. La nomenclature du Front libanais a été proposée par Charles Malek. On revendiquait la liberté et la dignité pour tous les Libanais sans exception. Bachir défendait la souveraineté libanaise contre tous les occupants et l’intégralité du Liban dans toutes ses composantes religieuses. Sa devise était de ne jamais renoncer à un seul grain de sable, des 10.452 km2 du Grand-Liban que le patriarche Howayek avait instauré.

Vous avez écrit 43 pièces de théâtre, 63 épisodes pour la télévision, des mémoires, des poèmes, des chants, des conférences sur la philosophie et l’anthropologie et des articles. Où vous êtes- vous le mieux exprimé? Dans laquelle de vos œuvres vous- êtes- vous pleinement retrouvé?

Tous les domaines cités m’ont interpellé, peut être principalement l’anthropologie, et j’ai été l’un des fondateurs de l’enseignement anthropologique au Liban. Mais je reconnais l’impact de la philosophie dans mon parcours, notamment l’influence grecque. Démocrite, Platon, Aristote, Socrate, Xénophane, Aristophane, la liste est longue. Ils m’ont appris à tout remettre en cause et à privilégier la dialectique. Ils m’ont initié à la notion du passage de l’éphémère à l’éternel. La philosophie allemande tient également une place prépondérante dans mon parcours: Kant, Hegel, Heidegger. Puis c’est la clarté de la philosophie française avec Descartes et les valeurs du personnalisme chrétien que j’ai apprises durant mes études à l’université de Strasbourg, notamment par le monseigneur Maurice Nédoncelle (auteur de La réciprocité de la conscience) et des éminents Gabriel Marcel et Emmanuel Mounier. Ces figures m’ont éloigné de l’existentialisme matérialiste et du marxisme violent. J’ai connu en France Paul Ricœur en personne. J’ai toujours été obsédé par le sens à donner et l’espérance de l’homme face au tragique de l’existence. J’ai été attiré par le théâtre mais davantage par la télévision, car c’était le moyen de transmission idéal au XXe siècle. Je m’appuyais sur l’exemple de Saint Paul qui allait d’une ville à l’autre, d’un port à l’autre, pour transmettre son message (sans pour autant me comparer à lui). Il m’a été donné d’être le premier prêtre qui présente ses pièces de théâtre à la télévision libanaise. Dans mes écrits, je retrace les moments forts de la Bible, de l’Ancien et du Nouveau Testament, je rappelle la grandeur de l’histoire libanaise face à ceux qui la dénigrent. J’ai beaucoup milité pour la pluralité du Liban et c’est ce qui m’a poussé à écrire ma thèse sur les éléments structuraux de la personnalité libanaise. De même, j’ai été attiré par le cheminement de saint Charbel et j’ai joué son personnage dans un film de cinéma qui a marqué ma vie à jamais. Ma grande passion fut l’enseignement, car je pouvais transmettre les messages humains de réconciliation, de dialogue et d’amour, que ce soit dans les différentes facultés au Liban où j’ai enseigné ou même à l’étranger. Quand j’ai été désigné responsable de l’Information au sein du conseil des églises du Moyen-Orient, mon premier soin fut d’instaurer le respect de la différence entre les différentes églises chrétiennes et les autres religions du Moyen-Orient. Je me suis ouvert aux pays arabes et nous avons signé des conventions entre l’USEK et la Jordanie, l’Irak, l’Égypte d’une part, et les facultés francophones d’autre part. J’ai toujours défendu les valeurs de la francophonie et la langue française dont l’apport culturel est immense. J’ai milité pour sauvegarder son enseignement au baccalauréat libanais avec le grand philosophe, le père Étienne Sakr.

Vous avez toujours œuvré en faveur du dialogue des cultures. Vous avez établi des études comparées entre le soufisme chrétien et musulman: sainte Thérèse de Jésus et Rabiha el-Adawiya. Saint Jean de la Croix, Jalal Eddine el- Roumi et Al-Hallaj… Comment définissez-vous ces points de rencontre, et comment les faire fructifier pour une meilleure connaissance de l’autre qui me ressemble?

Au lieu de polémiquer à l’infini entre différentes confessions, pourquoi ne pas se rencontrer autour de la beauté supérieure de la figure du Christ et celle de sa mère la Vierge Marie, " que Dieu a préférée parmi toutes les femmes de l’univers", selon le Coran (sourate 3, 42)? L’un des points de rencontre est la fête islamo-chrétienne du 25 mars et je remercie les fondateurs de cette fête commune. La notion de l’attirance vers la beauté de Dieu est une des bases du soufisme que ce soit chez saint Jean de la Croix, chez sainte Thérèse d’Avila ou chez les soufis musulmans, comme Al-Hallaj, Jalal Eddine el Roumi, Rabiha el Adawiya ou d’autres. Les mystiques musulmans ont été envahis par la passion de Dieu, mais tandis que les saints gardaient une distance entre l’humain et le divin, certains soufis illustres dépassaient les mesures de leur humanité. Dans le christianisme, l’offrande est une offrande pour les autres. C’est un épanouissement au ciel de l’éternel et à la vision du Beau dans le plus haut des cieux. L’offrande est ce qui caractérise le mysticisme de sainte Thérèse d’Avila et la nuit mystique de saint Jean de la Croix. Le saint se sacrifie lui-même sans porter aucune atteinte à l’autre, tandis que le héros se fait héros en portant atteinte à l’existence de l’autre. J’ai parlé de cette différence dans l’un de mes livres. L’héroïsme est une manifestation envers l’autre. Le  saint est en soi. Le héros est pour soi mais en face de l’autre. Il y a une sorte de face-à-face pour qu’il se prouve et entre dans l’apothéose. Le saint est héroïque dans son effacement. Le héros l’est dans la gloire, dans la doxa, dans la force et dans la violence envers l’autre. Le Saint ne  "commet" pas de violence, ni envers l’autre ni envers lui-même. Il se sacrifie à l’image du Christ. Saint Charbel est un héros de la sainteté dans une offrande sacrificielle, fondamentale, dans le feu de l’amour de Dieu. Le saint martyr se rachète et rachète l’autre par sa mort. Et pour revenir au mysticisme musulman, la convergence se situe dans le désir de rencontrer Dieu. Rabiha el-Adawiya aimait Dieu d’un amour pur et désintéressé au point qu’elle a demandé à être privée du paradis et à brûler dans les feux de l’enfer si Dieu jugeait que son amour était conditionné par la peur de la géhenne. Mais les autres soufis comme Al-Hallaj et el-Roumi ont été passionnément amoureux de la dimension divine, jusqu’à s’identifier avec l’absolu. Ils ont été accusés d’hérésie et certains maîtres soufis furent assassinés ou crucifiés.