La levée partielle des subventions sur les médicaments des maladies chroniques, entrée en vigueur le 11 novembre dernier, a ouvert au Liban une nouvelle boîte de Pandore alors qu’un effondrement économique et institutionnel sans précédent ébranle le pays. Ici Beyrouth a mené une enquête sur ce sujet en passant cette décision et ses répercussions sur la santé publique à la loupe. Les résultats obtenus à la suite de ces investigations feront l’objet d’une série de quatre articles. Le premier de cette série porte sur la différence des prix entre les médicaments princeps et les génériques.

La levée soudaine et partielle, en juillet dernier, des subventions sur les médicaments en vente libre, dits de " comptoir ", et ceux des maladies aiguës, puis, en novembre dernier, sur les médicaments des maladies chroniques, a donné le coup de grâce à un système de santé essoufflé. Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’Organisation des Nations unies (ONU) pour les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, avait alors jugé, dans un tweet daté du 17 novembre, que cette mesure est " aussi inopportune qu’irresponsable ". Des incohérences majeures dans le calcul des nouveaux prix des médicaments ont, de plus, été relevées. Cela pourrait avoir des répercussions dramatiques tant sur la santé publique que sur la disponibilité de certains médicaments sur le marché libanais.

Entre " princeps " et " générique ", une question de définition

Un médicament princeps est développé pour la première fois par un laboratoire pharmaceutique. Il est ensuite commercialisé par une société pharmaceutique, après l’obtention d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) livrée par une autorité compétente, telle que l’Agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux (FDA) ou l’Agence européenne des médicaments (EMA). L’AMM ne peut être obtenue qu’après de longues années d’études précliniques in vitro (sur des cellules) et in vivo (sur des animaux) et d’essais cliniques rigoureux (en quatre étapes) menés sur des humains pour démontrer l’efficacité et la sécurité du produit en question. Étant donné que les sociétés pharmaceutiques investissent des sommes considérables pour développer un nouveau médicament, elles ont le droit exclusif de fabriquer et de distribuer ce dernier pendant une durée fixée à vingt ans.

Par ailleurs, un médicament est dit " générique " s’il est identique à un médicament princeps en termes de principes actifs, de forme pharmaceutique (comprimés, solution injectable…), de dosage et de voie d’administration. Il doit, en plus, avoir une bioéquivalence (c’est-à-dire un effet thérapeutique) par rapport au produit de référence. Cette bioéquivalence est prouvée par des études appropriées. Un médicament générique est généralement fabriqué sans licence après l’expiration de tous les droits de brevet et d’exclusivité de commercialisation d’un produit princeps.

Une grille tarifaire problématique

Suite à la décision ministérielle no 1339/1 émise le 11 novembre dernier, une nouvelle grille tarifaire des médicaments a été publiée le 15 novembre, puis remise à jour le 7 décembre. La levée partielle des subventions sur les médicaments des maladies chroniques a entraîné une importante inflation de ces produits. Sont concernés par cette décision, les médicaments importés dont le prix est inférieur à 52,5 dollars, qui ont été répartis sur trois catégories. Les produits de la catégorie A1 (inférieurs à 5,35 dollars) restent subventionnés à raison de 25%. Ceux de la catégorie A2, dont le prix est compris entre 5,35 et 10,7 dollars, sont subventionnée à 45%, et ceux de la catégorie B, dont le prix est compris entre 10,7 et 52,5 dollars, restent subventionnés à 65%. Les traitements oncologiques, psychiatriques et ceux réservés à l’usage hospitalier ont, toutefois, été exemptés de cette décision.

Ici Beyrouth a fait le tour de certaines pharmacies afin de suivre la mise en place des nouvelles directives. Deux ordonnances médicales ont été aléatoirement sélectionnées, analysées et interprétées, ce qui a permis de déceler une kyrielle d’incohérences majeures dans le calcul des nouveaux prix.

Incohérences majeures

Le premier cas retenu est celui d’une femme de 68 ans atteinte d’un diabète de type 2 et d’une hypertension artérielle, et qui est diagnostiquée d’un trouble anxio-dépressif. Son ordonnance renferme cinq médicaments princeps: deux hypoglycémiants, un antihypertenseur, un antidépresseur et un anxiolytique. En décembre 2020, son traitement lui revenait à 93 000 livres libanaises. Aujourd’hui, elle paie 381 000 livres libanaises pour les mêmes produits, soit une augmentation de 310%. En remplaçant ces médicaments de référence par des génériques libanais, la facture est passée de 76 000 livres libanaises en décembre 2020 à 346 000 livres libanaises en 2021, soit une augmentation de 355%. En ce qui concerne le prix total des génériques importés de ces mêmes médicaments, il est passé de 58 000 livres libanaises en 2020 à 452 000 livres libanaises en 2021, soit une augmentation de 679%.

Il est donc clair qu’en appliquant la nouvelle formule mise en place par le ministère de la Santé, le prix total des génériques importés en question, qui était naturellement inférieur en 2020 à celui de leurs princeps également importés, devient supérieur. Par ailleurs, à titre d’exemple, le prix du princeps de la glimépiride (un antidiabétique oral), dosée à 2 mg, est passé de 20 000 livres libanaises en 2020 à 63 500 livres libanaises en 2021, alors que son générique importé d’Arabie saoudite, qui coûtait 10 000 livres libanaises en 2020 est actuellement vendu à 91 000 livres libanaises, soit 43% supérieur à son produit de référence. De plus, le princeps de la metformine (un autre antidiabétique oral), dosée à 850 mg, était vendu à 10 000 livres libanaises en 2020. Il est passé actuellement à 49 000 livres libanaises alors que son générique allemand, qui était vendu à moins de 10 000 livres libanaises en 2020, coûte aujourd’hui 124 000 livres libanaises, soit 153% plus cher que le produit de référence.

Le second cas retenu est celui d’un homme âgé de 46 ans dont le médecin lui a prescrit un anticoagulant (rivaroxaban 20 mg) comme traitement préventif des événements thromboemboliques veineux. Le prix du médicament princeps de cette nouvelle molécule n’a subi aucune modification notable entre décembre 2020 et décembre 2021, étant donné qu’il n’appartient pas à l’intervalle visé par la décision no 1339/1. Souvent introuvable sur le marché libanais, il se vend à 138 000 livres libanaises en pharmacie, lorsqu’il est disponible. Cependant, le prix de ses génériques libanais a augmenté d’une façon considérable et a dépassé la barre des 400 000 livres libanaises. L’un d’eux est, par exemple, vendu à 493 000 livres libanaises alors qu’il ne coûtait que 78 000 livres libanaises (soit une augmentation de 532%), il y a un an. Son prix est trois fois supérieur au produit de référence.

Ces chiffres soulèvent une multitude de questions. Comment se fait-il que le prix de certains médicaments génériques qui est censé être inférieur d’au moins 30% à celui de leurs princeps, selon la décision ministérielle no 828/1, entré en vigueur en septembre 2013, y soit largement supérieur? Comment se fait-il que certains génériques libanais, et donc fabriqués localement, aient un prix largement supérieur à celui des génériques importés? Comment expliquer que malgré la levée partielle des subventions et l’augmentation des prix, la plupart des génériques libanais demeure introuvable dans les pharmacies? Les firmes pharmaceutiques libanaises sont-elles en train d’opter pour l’exportation de leurs produits vers l’extérieur dans le but d’acquérir des revenus supplémentaires en devises étrangères? Autant de questions auxquelles Ici Beyrouth tentera de répondre dans le prochain article.

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