Qui sont-ils ces gardiens de notre mémoire? Ces traqueurs de l’hier? Ces traceurs du temps? Qu’est-ce qui les anime tant? Portraits hauts en couleurs de ces amoureux du noir et blanc.
Tout a commencé avec la guerre. Les "événements", comme on les appelait pudiquement, rythmaient la vie du petit garçon d’alors, qui habitait rue Trabaud. Sur la ligne de démarcation, balles, obus de tous calibres, rumeurs alarmistes, batailles en tous genres, la fascination et la peur allaient souvent de pair. Le gène du collectionneur en général n’attend pas l’âge adulte pour se manifester et c’est tout petit déjà et confronté à une situation totalement hors norme que Georges tente d’assembler les pièces du puzzle en recueillant les éclats d’obus, en enregistrant les bombardements, les journaux télévisés, en prenant des photos et en collectant les coupures de journaux.
Garder toutes ces reliques comme des témoignages d’un vécu trop lourd déjà pour un enfant, comme des souvenirs d’une période à marquer d’un sceau indélébile. Et surtout pour, plus tard, essayer d’expliquer et de comprendre. Et transmettre, transmettre aux générations futures la vraie réalité de ces moments-là. Cette notion de transmission est fondamentale pour Georges Boustany qui, dès l’enfance déjà, a planté les piliers de cet énorme travail de conservation qu’il accomplit aujourd’hui. Mission, transmission. Après plusieurs années où, dans l’urgence de reconstruire tout un pays, on avait privilégié une certaine amnésie indulgente et indolente, une autre urgence se dessine le 13 avril 2015: celle de rouvrir les boîtes, de ressortir les archives de la guerre, de tourner la page des quarante ans par une page sur les réseaux sociaux qui reprend jour après jour toute l’horreur qui s’était abattue sur nos têtes. "La guerre au jour le jour" que Georges agrémentait des archives de L’Orient-Le Jour et que très vite des milliers de Libanais dévoraient au jour le jour aussi pour justement tenter de comprendre. Il y avait les nostalgiques d’une histoire qu’on avait volée, il y avait aussi les détracteurs parlant d’une histoire qu’il valait peut-être mieux oublier.
Et ce devoir de mémoire taraudait notre archiviste qui très vite s’est mis en quête de photos pour enrichir sa démarche. Guidé par sa femme qui connaissait les coulisses des bouquinistes, Georges tombe vite sur des caisses pleines à rebord de vieilles photos de famille. Comment ces photos dont certaines vieilles de plus d’un siècle ont-elles survécu au temps, aux pillages, à la guerre? Comment sont-elles arrivées là sans dommages? Comment absorber tous ces morceaux de vie qui exhalent encore l’odeur des appartements des vieilles dames? Comment gérer tous ces souvenirs, ces instants intimes d’un passé révolu? De l’avis de Georges c’est là qu’a eu lieu la révélation, c’est là qu’a commencé la folie. Trier les photos, sélectionner celles qui faisaient tressaillir son cœur et ensuite scruter les détails, remonter le temps, se glisser dans la peau du photographe ou du modèle, l’aventure a vite pris tout son sens et toute sa pertinence. Et toute sa place. Énorme. Raconter, transmettre, partager. Lutter contre l’amnésie. Faire parler les pellicules, les couleurs, les regards, les sourires, les âmes, les bâtiments, les vies d’avant. Pas juste sous le couvert de la nostalgie, non, mais plus comme un message subliminal derrière chaque cliché, un morceau de ce Liban d’avant, encore un puzzle à reconstituer. Avec l’aide de spécialistes comme Marine Bougaran pour apprendre les dessous des photographies vernaculaires. Et surtout, depuis 2017, des rubriques dans L’Orient-Le Jour qui émeuvent, touchent, interpellent, rappellent et surtout immortalisent, enfin.
Et chaque article, chaque photo aura une suite, une anecdote, une personne surgie du passé, une coïncidence, une retrouvaille comme une revanche sur ce temps assassin et cette mémoire qu’on ne peut étouffer. Et le couronnement de cette démarche est bien un livre: Avant d’oublier paru en décembre 2019 et compilant tous ces moments de vie, ces articles mais aussi ce qui s’en est suivi comme un énorme travail écrit qui restera, comme une revanche aussi contre l’oubli, un témoignage précieux, un document nécessaire aux futures générations. "Il n’y a pas de nation sans mémoire, dit Georges, et ce travail d’archivage que j’effectue est mon acte de résistance à moi." Il se veut le dépositaire de ces photos et non le propriétaire. De là l’importance de les partager. Les 8000 pièces de sa collection sont aujourd’hui offertes à l’Usek, bien à l’abri, protégées des affres du temps et de la lumière. Et dans son exil forcé, aujourd’hui, bien à l’abri aussi dans son ordinateur et sa mémoire, ces 8000 photos de ce Liban qu’on emporte partout. Comme un paradis perdu pas tout à fait perdu.
Quand on a demandé à Georges de nous sélectionner un document parmi tous, il a choisi de parler de la fragilité de ces bribes de vie miraculeusement préservées: "L’un des principaux défis auxquels doit faire face tout collectionneur de photos d’époque est leur conservation. Voici, à titre d’exemple, un scan positif d’un négatif sur plaque de verre datant des années 1920. On peut observer sur ce négatif les conséquences d’une mauvaise conservation et c’est un miracle que cette image soit encore visible après tant d’années et d’outrages. On trouve ici des taches d’empreintes digitales mais aussi les traces de décollement de l’émulsion photographique et des points dus à l’attaque d’agents divers. Plus incroyable encore, cette teinte bleutée qui n’était évidemment pas présente à l’origine. Le tout donne à cette image une symbolique qui me bouleverse, comme une tentative désespérée d’élévation par la méditation ou la prière face au passage inexorable du temps. Et là est toute la beauté illusoire de la photographie en général, qui prétend figer un instant pour l’éternité, alors que rien d’humain n’est éternel, finalement."