C’est l’histoire d’un quartier atteint d’un mal mondial et symptomatique du changement urbain au Liban. Ses manifestations? Des immeubles en série construits sans planification urbaine, au détriment du patrimoine architectural local et du lien social. Un coup d’œil aux rares maisons rescapées de Furn el-Hayek, à Achrafieh, permet d’y déceler bien plus que le charme des façades délavées. Jardins et vérandas restent les témoins vivants d’une vie autrefois en extérieur, au contact de la nature et des voisins.

Une zone rurale surplombant la vieille ville de Beyrouth constituée autour du port, parsemée de quelques maisons perdues dans l’immensité de terrains cultivés. Voilà ce qu’était Furn el-Hayek au début du XIXe siècle. À cette époque, ses habitants résidaient dans des demeures modestes, qui avaient pour nom le sakan – une habitation aux pièces alignées – ou le haouch – un habitat collectif. Des logements conçus pour une vie menée essentiellement à l’air libre, la majeure partie des activités de l’époque étant effectuées en extérieur. Les habitants, souvent métayers, vivaient notamment de la culture de la soie. " C’est véritablement dans les années 1870, quand la ville a commencé à prendre de l’importance, que les gens se sont installés sur les hauteurs pour voir la mer ", explique l’historienne May Davie, qui a grandi dans ce quartier situé au centre d’Achrafieh, un secteur de Beyrouth qui s’est développé sur une colline. Spécialiste du patrimoine, May Davie lit les maisons comme des livres, capable de retracer leur histoire en étudiant leur composition.

Le développement de Furn el-Hayek a indubitablement impacté son évolution architecturale. La petite et la moyenne bourgeoisie s’y sont installées. Les habitations modestes ont été remplacées par des demeures ottomanes aux toits de tuiles rouges. Les typologies prédominantes étaient alors la maison à trois baies, typique de cette époque.

Sous le mandat français, c’était l’immeuble à vérandas. Ces habitations procédaient d’une autre logique que celles qui les ont précédées, accordant une importance mineure à l’extérieur, à partir du moment où les activités domestiques ont cessé d’y être effectuées. Les espaces ouverts comme les jardins et les vérandas n’étaient alors plus construits dans une logique utilitaire.

" C’est aussi à l’époque du mandat que l’on a commencé à privatiser les habitations, en fermant notamment les cages d’escaliers ", poursuit May Davie. Les maisons à vérandas conservaient une arcade tripartite – trois fenêtres en façade – qui se différenciaient cependant de celles d’avant par leur composition en béton. Ce matériau permettait une liberté de motifs, notamment dans les styles art déco et art nouveau. " Le mandat est une période très créative ", commente l’historienne.

Si ces habitations bourgeoises contrastaient avec les anciennes demeures rurales, elles se rejoignaient cependant sur leur typologie. Quelle que soit la période, la plupart étaient composées d’un espace central autour duquel s’enclenchaient les autres pièces et d’un motif tripartite sur la façade. D’ailleurs, à l’époque, un changement de demeure n’incluait pas forcément une destruction. " Souvent, les maisons de l’époque du mandat sont le résultat d’un agrandissement des demeures ottomanes auxquelles on ajoutait une véranda. Les gens rebâtissaient sur l’ancien, qu’ils intégraient à leur nouvelle maison, en ajoutant des volumes et des étages ", détaille l’historienne.

L’évolution sociale de Furn el-Hayek se lit certes dans son architecture, mais son histoire se révèle sur les cartes. Un plan du quartier permet d’y déceler un ancien projet de lotissement, plusieurs de ses rues se coupant à angles droits.

Rapidement abandonné, il datait probablement d’une phase de modernisation de l’empire ottoman, et avait même donné son nom au quartier: qirat. Un élan de modernisation qui se lit encore aujourd’hui, dans le parallélisme des rues Abdel Wahab el-Inglizi, Wadih Naïm et Ghandour el-Saad, coupées net par la rue Doumani.

" L’argent du conflit "
Mais ces artères sont aujourd’hui témoins d’une modernité moins réjouissante. Si dans les années 50 Furn el-Hayek n’était encore qu’un quartier composé de maisons datant des époques ottomane et du mandat, le retour en masse de Libanais d’Afrique et de pays arabes dès la décennie suivante devait progressivement changer la donne. Étrangers au quartier, ils s’y sont installés pour jouir d’une proximité avec le centre-ville et ont commencé à construire des immeubles après avoir détruit les maisons du quartier, rachetées à des propriétaires appauvris ou souhaitant s’exiler en montagne. Un bakchich généreux suffisait alors à contourner les règles et les lois de conservation du patrimoine. C’est ainsi que, petit à petit, ce bastion, historiquement orthodoxe, construit par de vieilles familles beyrouthines comme les Tuéni, les Hayek, les Kfouri et les Haddad, a changé de visage. Ce phénomène devait s’accentuer pendant la guerre puis après, avec la flambée des prix de l’immobilier. Furn el-Hayek est situé dans ce qu’on appelle aujourd’hui le Carré d’or à Achrafieh, en référence aux prix élevés des terrains.

" En 1975, des immeubles de huit à dix étages ont commencé à apparaître ", note May Davie. Après la guerre, la fièvre de la construction a continué et les derniers édifices ottomans ont été détruits et remplacés par des immeubles de luxe à l’architecture ostentatoire. " Il fallait bien recycler l’argent du conflit ", dit-elle ironiquement. " Les anciens habitants du quartier étaient choqués. Ils n’avaient pas l’habitude d’afficher leurs richesses de la sorte ", se souvient-elle.

Progressivement, ces immeubles modernes, de par leur absence d’espaces extérieurs, ont détruit le lien social. On s’est mis à construire pratique, au détriment de la vie de quartier.

" Quand j’étais petite, ma mère, mes tantes, les voisines, se parlaient depuis les balcons et les jardins. Nous évoluions dans un habitat très communicatif, mais également familial. Tout cela a changé avec les constructions modernes ", analyse May Davie. Elle déplore notamment le travail de certains architectes et urbanistes qui construisent dans une logique monétaire, au détriment d’une logique prenant en compte l’environnement immédiat et l’aspect humain.

" Ce phénomène existe ailleurs, dans Beyrouth comme à Ramlet el-Baïda, à Verdun, ou le long de la corniche à Manara ", conclut May Davie.

Résultat: une ville déconnectée dans laquelle on ne s’implique plus et où un bien s’acquiert en fonction de sa seule valeur monétaire et se consomme en produit. Un phénomène symptomatique d’un changement local au résonnement mondial. Dès lors, ce sont deux mondes, deux époques qui se côtoient, sans jamais interagir. Le lien social n’est plus entretenu que par les anciens. Pour les autres, le voisin n’est qu’un inconnu.

Merci à May Davie pour ses précieux conseils et l’inestimable qualité de ses archives.

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