Une vie pleine de défis et un parcours exceptionnel mènent Saniya Habboub, originaire du quartier de Aïn el-Mreissé, à devenir la première femme médecin au Liban.

1900-1901. Dans le compartiment des femmes d’un train reliant Istanbul à Beyrouth, une jeune mariée turque observe avec admiration une dame européenne plongée dans la lecture d’un journal. Le soir même, la mariée fait promettre à son époux, un marchand de cuir libanais, d’investir dans l’éducation de leur fille, si la Providence leur donne la chance d’en avoir une. Étant elle-même analphabète, elle accordait une grande importance à l’éducation de sa fille. Elle voulait qu’elle puisse lire, un jour, tous les journaux qu’elle voudrait. C’est dans ce train que le destin de Saniya Habboub, première femme médecin au Liban, a été scellé, bien avant sa naissance. Pourtant son parcours devait être semé d’embûches.

Enfant, Saniya Habboub, fréquente l’American School for Girls, l’une des premières écoles publiques pour filles au Liban. Durant cette période, elle attrape la typhoïde qui la laisse boiteuse pendant plusieurs années et emporte sa sœur. Mariée jeune, à l’âge de 16 ans, elle est contrainte d’abandonner ses études scolaires. Mais le mariage ne fait pas long feu et, lassée de sa mésentente avec sa belle-famille, elle finit par divorcer et rentrer à Beyrouth où elle se réinscrit à l’école. Avant de partir, elle assure à sa belle-mère, qui la critiquait constamment: " Vous entendrez parler de moi. Je vous le promets ".

A Beyrouth, elle insiste auprès de la directrice de son école pour qu’elle assure aux écolières des cours de niveau universitaire. Celle-ci finit par céder à condition que la jeune femme trouve deux autres volontaires, raconte à Ici Beyrouth sa petite-fille Leila Osman Asser. C’est ainsi qu’en 1926, Saniya Habboub et ses deux amies décrochent leur diplôme à la Junior College for Women, qui devient plus tard la Lebanese American University (Université libano-américaine).

Départ pour les États-Unis

Mais cela ne suffit pas à Saniya Habboub. La même année, elle s’inscrit en candidate libre au cursus de sciences de l’Université américaine de Beyrouth (AUB). Une victoire pour la jeune universitaire, d’autant que nombreux sont les étudiants qui s’opposent à l’inscription de femmes à ce cursus. De Aïn el-Mreissé où elle habite, la jeune étudiante prend le tramway, seule, pour se rendre à l’université, située à la rue Bliss. Elle se précipite à ses cours, la tête couverte d’un voile de triple épaisseur. Son audace est mal perçue par les habitants de son quartier qui la conspuent à chacune de ses sorties. Ils lui crachent à la figure et insultent ses parents pour l’avoir " mal élevée ", comme elle le confie, en 1973, à Weekly Monday, hebdomadaire anglophone. À l’université, elle ne s’adresse qu’à ses professeurs et évite ses camarades de classe. Mais la pression sociale est telle que la jeune femme décide de poursuivre ses études à l’étranger. Les encouragements de ses parents, " déterminés à l’éduquer ", la confortent dans sa décision. " Une fille à l’école de médecine était une chose inédite au Liban. Rien de ce que je faisais ne pouvait changer cette règle ", rapporte le Weekly Monday.

Leila Asser raconte que sa grand-mère entend parler d’un médecin syrien fraîchement diplômé des États-Unis. Elle décide alors de se rendre à Damas pour le rencontrer. " Elle s’est rendue à la place el-Bourj où elle a loué une voiture pour aller en Syrie. Ne connaissant personne à Damas, elle a loué une chambre d’hôtel, barricadé la porte avec tous les meubles qu’elle a pu trouver et n’a pas dormi de la nuit. Le lendemain, le médecin était tout surpris de la voir devant lui. Mais ma grand-mère a réussi à lui soutirer toutes les informations dont elle avait besoin ". Au terme de cette rencontre, Saniya Habboub prend sa décision : Elle ira aux États-Unis.

Son périple dure plusieurs jours en mer. " À mon arrivée à Marseille, j’ai ôté mon voile en public pour la première fois depuis mon enfance, déclare-t-elle au Weekly Monday. C’était une expérience exaltante. Je me suis sentie faible et je me suis presque évanouie ". Au cours du second semestre de l’année 1926, elle intègre l’une des rares écoles de médecine pour femmes aux États-Unis. Cinq ans plus tard, en 1931, elle décroche sa licence, devenant ainsi la première femme libanaise diplômée en médecine.

Les clés du progrès des femmes

Saniya Habboub ne rentre au Liban, en 1933, qu’après avoir suivi une spécialisation en obstétrique au Women’s Medical College of Pennsylvania. Elle devient ainsi la première femme médecin à exercer à Beyrouth. Défiant une société patriarcale, elle ouvre une clinique privée d’obstétrique et de médecine générale à Bab Idriss, où elle exerce pendant près d’un demi-siècle. " Les patients ont commencé à affluer avant même que j’aie eu le temps d’accrocher les rideaux ", se souvient-elle.

Médecin prospère, elle finit par acheter l’immeuble qui héberge sa clinique. Selon sa petite fille, beaucoup de ses clientes la prenaient à prime abord pour une sage-femme. " Toute la communauté de Aïn el-Mreissé qui l’avait conspuée venait la consulter, souligne Mme Asser. Elle travaillait jour et nuit. Elle considérait que son acceptation par son entourage en tant que femme médecin a encouragé d’autres filles à poursuivre leurs études, préférant l’éducation au mariage précoce ". Saniya Habboub devient alors un exemple vivant de ses convictions: " L’éducation et la détermination sont les clés du progrès des femmes. "

En 1936, Saniya Habboub se remarie. " Son mari était de 12 ans son cadet, confie Mme Asser. À cette époque, c’était tabou. Il était journaliste et était venu l’interviewer. Féministe convaincu, il ne s’est jamais immiscé dans son travail. Il était très fier d’elle et a été l’une des personnes qui l’ont le plus encouragée. "

Loubna Kodeih, dont la maman était une amie proche de Saniya Habboub, affirme que " sa contribution à la société beyrouthine était immense "" Elle soignait les personnes issues de milieux défavorisés avec beaucoup d’amour et de respect ", assure-t-elle.

Selon Moustapha Habboub, son petit neveu, le parcours avant-gardiste de Saniya Habboub trouve son origine dans la maison familiale. Blâmé par une communauté conservatrice pour avoir encouragé sa fille à poursuivre ses études, le père de la praticienne était un homme cultivé qui avait fait de sa maison un lieu de rencontre pour d’éminents érudits. On le surnommait Habboub, " bien-aimé " en langue arabe, parce qu’il venait en aide aux gens dans le besoin.

Saniya Habboub a collaboré avec plusieurs associations, notamment la Croix-Rouge libanaise, l’orphelinat islamique (Dar el-aytam al-islamiya) et les Makassed. En 1982, le gouvernement libanais lui a décerné la médaille du Mérite de la santé pour marquer ses cinquante ans d’exercice. Elle a également été décorée de l’Ordre national du Cèdre, la plus haute distinction honorifique au Liban. Saniya Habboub est décédée en 1983, à l’âge de 82 ans.

Rendant un hommage posthume à cette femme d’exception, le quotidien an-Nahar a publié l’une de ses lettres, écrite en 1948 et adressée aux jeunes étudiantes, dans laquelle elle les invite à poursuivre leur éducation, dont voici un passage: " Vous serez des femmes instruites, capables de fonder une famille, créer une société et édifier une nation. Vous marcherez main dans la main avec l’homme. Vous avancerez ensemble comme si vous alliez voler. "

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