Du passage d’Alphonse de Lamartine à Beyrouth, ne reste que le squelette de sa demeure d’Achrafieh. Car la bâtisse, devenue école juive puis couvent, est aujourd’hui laissée à l’abandon. Ultimes témoins de ce riche passé: des voûtes, de vieilles archives et les mots du célèbre poète, consignés dans son journal de l’époque.

Trois arcades sur un géant de pierre délaissé au sommet d’une colline au cœur d’Achrafieh. Voilà ce qu’il reste de la demeure beyrouthine d’Alphonse de Lamartine, célèbre poète et homme politique français du XIXᵉ siècle. En réalité, si l’on se fie à l’architecture de la bâtisse, dont la partie supérieure date de la seconde moitié du XIXᵉ siècle, seul le rez-de-chaussée existait lors de son séjour (septembre 1832 – avril 1833). Une demeure rurale aux plafonds voûtés et dont le toit plat constituait comme ailleurs au Liban, un lieu de vie à part entière, accueillant réunions et repas.

À l’origine, une maison rurale

Beyrouth a été un véritable changement de décor pour celui qui, après plusieurs échecs politiques en France, désirait trouver l’inspiration pour un nouveau projet littéraire. En 1832, il met littéralement les voiles vers le monde arabe, alors objet de nombreux fantasmes en Ooccident. Après trois mois de navigation en compagnie de sa femme, de sa fille Julia et de sa bibliothèque de 500 ouvrages, il arrive finalement à Beyrouth début septembre. Il s’établit au sommet de la colline de Mar Mitr (Saint Dimitri), au-dessus de l’actuel cimetière. Ce sera le port d’attache de ses différents voyages en Orient.
" J’ai loué cinq maisons qui forment un groupe et que je réunirai par des escaliers de bois, des galeries et des ouvertures […]. Chacun de nous a son appartement. Un salon, précédé d’une terrasse ornée de fleurs, est le centre de réunion. Nous y avons établi des divans […]: c’est là que nous nous rassemblons dans les heures brûlantes du jour, car le soir, notre salon est en plein air, sur la terrasse même ", écrit-il le 7 septembre 1832, au lendemain de son arrivée.
Ainsi consignées, ces notes agrémentées d’observations détaillées de la vie locale, constitueront les écrits de son ouvrage Voyage en Orient. Si celles-ci offrent une vision fantasmée voire paternaliste de la région – typique de l’orientalisme – elles fournissent également des indications précieuses sur ce qu’était Achrafieh à cette époque: une zone rurale, recouverte de champs et d’arbres fruitiers. " La maison est à dix minutes de la ville ", écrivait-il. " On longe quelques arches antiques et une immense tour carrée, bâtie par l’émir des Druzes, Fakardin (Fakhreddine) […] À quelque cent pas de nous la mer s’avance dans les terres. " Difficile d’imaginer qu’en lieu et place de l’actuelle grande surface s’étendait autrefois un sentier ombragé, encadré d’immenses aloès, de champs de mûriers, de néfliers et de citronniers, et qui reliait la veille ville de Beyrouth à la campagne de Mar Mitr.

L’école juive devenue couvent

En 1875, le rabbin Zaki Cohen fonde le Grand collège israélite universel. La maison de Lamartine, désormais dotée d’un nouvel étage et des trois arcades encore visibles, accueille des pensionnaires venus de tous les pays de l’Empire Ottoman. Ils y suivent des enseignements en arabe et en hébreu, jusqu’en 1914, date à laquelle l’école change de lieu après sa fusion avec l’Alliance israélite universelle.
Plus de 30 ans après, en 1950, le père abbé Joseph Geitaoui, moine antonin et fondateur de l’Hôpital libanais, acquiert le bâtiment. Dès lors, les lieux sont devenus la résidence des sœurs du couvent des antonines, auquel il appartient toujours. On y décèle encore aujourd’hui des indices de ce passé, au détour de citations accrochées aux murs, d’un téléphone abandonné, de lits en fer recouverts de matelas humides ou d’un vieux flacon de parfum posé sur le rebord d’une fenêtre. Immenses, les lieux sont partagés en une multitude de pièces aux tailles inégales et aux fonctions variées – grandes chambres, petites cellules, cuisines, douches – organisées autour d’une salle principale. Une disposition typique de l’époque ottomane.
Mais l’état de délabrement de la bâtisse trahit également une histoire plus triste, qui affecte d’autres demeures anciennes de Beyrouth. À l’été 2017, les tuiles en ont été arrachées du jour au lendemain, une pratique courante visant à accélérer la détérioration d’une demeure lorsqu’un permis de démolition n’est pas octroyé par les autorités locales. Les fenêtres et les portes qui donnent aux balcons aussi. Au premier étage, les dalles du sol ont été grossièrement cassées. Selon Fadia, qui travaille au foyer des sœurs antonines depuis 24 ans, celles-ci " souhaitaient que le bâtiment soit rénové, en raison notamment de la forte humidité y rendant les conditions de vie difficiles ". Mais quand on veut rénover, on ne détruit pas ou du moins pas de la manière avec laquelle le bâtiment a été pratiquement saccagé.

Elle évoque ensuite une volonté de la France de restaurer les lieux, mais qui aurait été abandonnée après le 4 août " en raison des dommages trop importants causés par l’explosion ". Pourtant, une visite dans la maison suffit à réaliser que les raisons de son délabrement y sont antérieures, celle-ci ayant été dépossédée de ses vitres et autres éléments fragiles depuis bien longtemps…

Un avenir incertain

Conscient de l’importance historique de ce bâtiment, Costa Doumani, vice-président de l’Association pour la protection des sites et anciennes demeures au Liban (Apsad) a proposé, en cas de financement de la France, de " fournir une assistance technique pour qu’elle soit rénovée dans les règles de l’art ". " Ne croyez personne qui vous dit qu’elle est irrécupérable " a-t-il ajouté, anticipant les éventuels refus au motif que l’endroit serait trop détérioré.
" Si l’ambassade tient le discours adéquat, il n’y aura aucun problème pour que cette bâtisse soit restaurée, avec une plaque en l’honneur de Lamartine et faisant référence à un don de la République française ou de l’ambassade de France ", poursuit-il.

Une rénovation équivaut à perpétuer une partie de l’histoire de la ville et du Liban. Contactée à ce sujet, la chancellerie n’a toujours pas répondu à nos questions. À noter qu’en 1997, une plaque avait déjà été apposée sur un mur extérieur, près de la porte qui donne accès à la cour intérieure, en présence de l’ambassadeur de France de l’époque Daniel Jouanneau, signe que le caractère hautement culturel des lieux avait déjà attiré l’attention. On pouvait y lire: " Le poète Alphonse de Lamartine (1790-1869) résida en cette propriété. Sa fille Julia y décéda le 2 décembre 1832. "
Mais l’octroi d’aides financières reste complexe au Liban, alors qu’elles sont souvent assorties de conditions comme c’est le cas des aides européennes, à exclure dans ce cas précis: " Pour l’heure il est certain qu’aucune aide financière européenne émanant de fonds publics ne sera allouée à un domaine privé et/ou en l’absence d’un cadre de réformes adopté par le gouvernement libanais ", note Fadlo Dagher, architecte et membre de l’Apsad.
" Mais ce type d’habitation ne doit pas être détruite en raison de sa valeur culturelle et historique et de sa position emblématique, même si légalement parlant, l’État n’a pas défini de cadre juridique protégeant le patrimoine urbain ", explique-t-il.

En 2015, la demeure avait d’ailleurs fait l’objet d’une demande de démolition de la part d’un architecte travaillant avec les sœurs, mais refusée par la Direction générale des antiquités (DGA) en raison de son ancienneté. On ignore toujours pourquoi l’ordre des moines antonins voulait démolir un bâtiment ayant une telle valeur non matérielle.

D’aucuns soupçonneraient que certains vautours de l’immobilier rôdent aux alentours, la valeur des terrains étant extrêmement élevée à Achrafieh. Le bâtiment est en outre situé sur la colline la plus élevée de Beyrouth avec une vue imprenable sur la mer et la montagne.

Contactée, la DGA affirme que la maison ne fait actuellement l’objet d’aucun projet. Ainsi restée dans son jus, la demeure gît aujourd’hui dans un entre-deux bien trop connu du patrimoine beyrouthin: impossible à détruire, trop chère à restaurer.

Merci à l’historienne May Davie pour l’accès à certaines de ses archives.

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