La série d’articles " Beyrouth et la libanité " s’inspire de l’étude publiée par l’auteur dans le N°97 de la revue de l’USJ Travaux et Jours  paru le 22 décembre 2020 sous le titre " En hommage au Liban meurtri ".

La ville-navire

Ce que la géographie a voulu comme simple cap rocheux au pied du Mont-Liban, l’histoire des hommes en a fait une avancée urbaine au milieu des flots, une ville-paquebot. Ruinée et détruite par le tremblement de terre et le tsunami de 551, Beyrouth entrera dans un long sommeil et demeurera simple bourgade jusqu’au XIXe siècle, avant d’entamer son aventure surprenante de métropole moderne, foyer de prédilection du vivre-ensemble et d’un certain cosmopolitisme du Levant arabe, caractère qu’elle a tenté de protéger avec l’énergie du désespoir et qui, actuellement, semble appartenir à un passé qui se volatilise. Phare avancé de l’arabité, creuset de toutes les cultures et de toutes les religions de la Méditerranée, ville meurtrie et maudite, Beyrouth séduit comme une femme qu’on désire, alors que cette agglomération ne brille pas particulièrement par son caractère monumental ni par un urbanisme d’un esthétisme particulier.

La débâcle actuelle du Liban et de Beyrouth met fin à une période qui va de l’émirat de Béchir II Chehab (1767-1850), comme gouverneur du Mont-Liban au sein de l’Empire ottoman, et qui se prolonge de nos jours dans le cataclysme infernal que vit la population libanaise, surtout depuis l’explosion au port le 4 août 2020. Beyrouth, comme ville moderne, s’est développée à partir du moment où Ibrahim Pacha (1789-1848) creusa en 1839 le nouveau port capable d’accueillir les bateaux à vapeur. Sa prospérité croissante comme capitale d’un nouveau vilayet ottoman a fini par lui faire supplanter les anciennes Échelles du Levant comme Tripoli, Saïda et Haïfa. L’ancienne petite ville côtière s’est agrandie par agrégation centripète et non par expansion centrifuge comme Tripoli. C’est peut-être ce fait qui explique que de nombreux citoyens se perçoivent comme étant " à " Beyrouth et non " de " Beyrouth.

Coma antique

Ce que le tsunami de 551 a réalisé, la caste politico-mafieuse libanaise l’a renouvelé actuellement. Il suffit de se promener en ville pour se remémorer ce qu’écrivait un voyageur qui visita la ville en 565 après le fameux tsunami dévastateur: " Béryte, alors l’œil le plus beau de Phénicie maritime, fut dépouillée de toute sa splendeur. Ses superbes édifices si renommés, ornés avec tant d’art, s’écroulèrent. Aucun ne fut épargné; il n’en subsista que des amas de décombres. "

À cause de tous les malheurs qui l’accablent, certains ne croient plus au Liban et se demandent s’il existe un trait commun entre les groupes ethno-confessionnels de ce pays; s’il existe une " libanité " comme référent d’identification nationale. La question n’est pas sans pertinence vu l’acuité de la problématique identitaire qui hante l’imaginaire de tout Libanais, écartelé entre la double allégeance à l’État et à la communauté. D’autres affirment, contre vents et marées, que la libanité est une identité pérenne qui existe depuis la nuit des temps, du moins à partir des époques où les anciens habitants des cités-États côtières jouèrent, grâce à leur sens du commerce et à leur génie des réseaux d’échange, le rôle de passeurs de civilisation que les Grecs ont appelé " Phéniciens ". D’autres encore, plus nombreux, refusent par principe de reconnaître une quelconque réalité à la libanité, tant demeure grande l’influence de tous les présupposés nationalistes ou idéologiques, qui ont enflammé le Levant depuis la fin de l’Empire ottoman.

Une certaine identité socio-culturelle

La libanité, comme essence homogène, n’existe sans doute pas, ou du moins n’est pas vécue de manière univoque chez tous les groupes socio-confessionnels. Les vieilles " assabiya " et leur esprit de corps sont loin d’avoir été dilués dans le creuset libanais. Ces dépôts et ces stratifications de l’histoire ne peuvent se volatiliser d’un coup. Leur métamorphose est tributaire des longues durées historiques. Nul ne peut cependant nier qu’il existe un certain mode d’urbanité que Beyrouth a su forger au fil des décennies, avec ses usages et ses codes particuliers, et qui sert de substitut acceptable à un certain modèle d’identification nationale, toujours remis en question. Tout un mode de vie, toute une manière d’être, ont fini par forger un certain profil à l’homme libanais.

C’est ce paramètre dont il y a lieu de tenir compte pour dire le contenu de cette libanité. Et c’est sans doute pour cela que cette identité-urbanité transcende les frontières géographiques, politiques et nationales de la République libanaise. L’urbanité du modèle de Beyrouth, épitomé de la " ville ", s’est exportée dans tout l’Orient. On pourrait dire que Beyrouth a su, depuis le XIXe siècle, façonner " le " politique du Levant, au sens socio-culturel et anthropologique. C’est vers Beyrouth que toutes les classes bourgeoises ou embourgeoisées de l’Orient ont tourné leur regard. C’est à Beyrouth qu’on venait chercher le modèle dans plus d’un domaine, notamment éducatif et socio-culturel. Même si, aujourd’hui en 2022, Beyrouth en lambeaux n’est plus ce haut-lieu qu’elle fut jusqu’en 2006-2008, il n’en demeure pas moins que certains traits de cette libanité sont toujours perceptibles dans plus d’un pays du Proche et Moyen-Orient.
(à suivre)

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