La série d’articles " Beyrouth et la libanité " se veut un hommage à la cité dévastée. Elle s’inspire de l’étude publiée par l’auteur dans le N°97 de la revue de l’USJ Travaux et Jours paru le 22 décembre 2020 sous le titre " En hommage au Liban meurtri" . Ce deuxième volet s’intéresse à la renaissance de Beyrouth au XIXe siècle durant la période ottomane et la dynamique de la Nahda ou la Renaissance arabe.

Berceau d’un modèle paradigmatique

Depuis le milieu du XIXe siècle, Beyrouth a su forger pour l’Orient arabe un modèle paradigmatique qui va au-delà du cosmopolitisme traditionnel des villes ottomanes en Méditerranée orientale. Sur le plan socio-culturel, ce modèle se distingue par une certaine universalité propre aux pays arabes du Proche et du Moyen-Orient. C’est ce type de vivre-ensemble qui permet de parler du Liban comme d’un message universel de paix et non seulement comme d’un simple pays.

Jusqu’à une date récente, toute avancée culturelle dans cette aire géographique, tout progrès, toute modernité conférait à son auteur une part de libanité, de l’identité de Beyrouth et de son modèle universel. Les citoyens de plus d’un pays arabe, non seulement se sentent chez eux au Liban, mais de plus, perçoivent que le Liban leur appartient ou qu’il les a adoptés. Ils se laissent volontairement approprier avec plaisir par le modèle de cette libanité si particulière et si curieuse. En dépit de son caractère brouillon, de son immaturité civique, le modèle opère immanquablement par son charme. Son pouvoir d’attraction finit par s’approprier plus d’un imaginaire individuel de citoyens non-libanais, voire à intégrer cet autre à ses propres codes. Les Libanais ne saisissent pas suffisamment cette force d’assimilation de l’urbanité beyrouthine, qui continue à opérer hors des frontières.

Foyer de prédilection d’une certaine modernité ottomane

Trois facteurs ont permis à Beyrouth d’entamer son aventure si prospère : la modernité ottomane inaugurée par les campagnes de Mehmet-Ali, vice-roi d’Égypte; la création du Vilayet administratif dont Beyrouth était le chef-lieu; et surtout la renaissance culturelle arabe, cette Nahda qui doit tant aux villes du Caire et de Beyrouth. Étrange parcours que celui de Beyrouth. Son destin de métropole et de capitale régionale est contemporain de l’agonie du pouvoir ottoman. À cause de sa situation géographique, ainsi que de la diversité de sa population, la petite cité maritime prend un essor surprenant à partir de 1830 et de l’occupation des troupes égyptiennes du Khédive Ibrahim Pacha (1789-1848). Cette courte période égyptienne est fondamentale pour le Liban et sa capitale.

À cause de cette universalité évoquée, le modèle de Beyrouth n’est plus tenu de demeurer otage des limites de l’agglomération urbaine elle-même, ou des frontières nationales du Liban. La longue guerre civile libanaise (1975-1990), ainsi que le démantèlement de l’État depuis 2005, sont dans leur aspect de conflits identitaires un crime d’urbicide, du meurtre de la ville comme lieu possible de l’unité du multiple. Dans les guerres identitaires, la ville elle-même devient un ennemi. L’agglomération urbaine fut détruite avec jubilation par les factions en conflit. L’explosion au port le 4 août 2020 et l’entrave politique à l’œuvre de justice achèvent aujourd’hui la décomposition de la dépouille de la ville. Le modèle lui-même n’a cependant pas disparu. Le paradigme " Beyrouth " a essaimé et s’est exporté. La ville s’est libérée, en quelque sorte sous d’autres cieux, du grégarisme des groupes libanais qui empoisonnent la vie publique et empêchent le modèle, universel et inclusif à la fois, de donner toute la mesure de sa puissance et de son efficacité comme cadre du vivre-ensemble. Dans plus d’une ville du Golfe arabique, on retrouve l’un ou l’autre trait de la vie beyrouthine et de ses codes, même si on ne peut pas affirmer qu’on y retrouve l’ensemble du modèle.

Samir Kassir et Beyrouth

Dans son Histoire de Beyrouth, Samir Kassir analyse finement les données de la Nahda arabe, qu’il appelle " révolution culturelle " et dont un nombre important de grandes figures étaient chrétiennes. Il évoque la figure touchante de Ahmad Farès al-Chidiac (1804-1887) qu’il considère être le modèle représentatif par excellence de ce grand mouvement culturel. Maronite de naissance, il se convertit d’abord au protestantisme puis à l’islam et prend le nom de Ahmad. Curieusement, c’est Beyrouth qui contribuera le plus à consacrer la notoriété post-mortem de cet homme de lettres hors normes, qui d’ailleurs n’avait pas vécu à Beyrouth et n’avait point, directement, participé à son essor culturel.

C’est en tant que dépouille mortelle que Ahmad-Farès al-Chidiac devint citoyen de Beyrouth, non sans provoquer un scandale, dû au fait que tant les chrétiens que les musulmans voulaient l’enterrer chacun selon ses propres rites. La dépouille fut donc honorée par chaque communauté, mais la volonté de ce grand intellectuel rebelle prévalut et il fut inhumé dans le petit cimetière de Hazmieh à l’identité religieuse mal définie. Toute la vie de Ahmad Farès est révélatrice d’un fait nouveau, à savoir que la destinée d’un individu est indépendante de la vie du groupe. " À défaut de réformer entièrement la société, l’homme qui naissait ainsi de la Nahda lui avait imposé son existence ", conclut Samir Kassir. Et c’est la ville de Beyrouth, et nulle autre, qui reçut en legs le corps de cet homme qui réussit l’exploit de faire vivre ensemble, en lui-même, toutes les identités de son temps et de son milieu. À la question que nous posions: " Suis-je moi-même ou suis-je l’écho d’une autre réalité? ", Ahmad Farès, en homme de la Nahda, répond de manière très moderne: " Je suis moi-même. "

Beyrouth et l’homme de la Nahda arabe

Nul ne peut contester le rôle éminent joué par la ville de Beyrouth dans l’émergence de la Nahda, comme métamorphose intellectuelle et sociale. Ce mouvement a été plus qu’un simple réveil culturel sous l’influence des missions occidentales catholiques et protestantes. Samir Kassir la voit plutôt comme un " éveil au temps du monde " qui, sans le cadre urbain et citadin de Beyrouth, aurait pu difficilement avoir lieu. Si les premiers esprits de la Nahda, comme Chidiac, Yazigi et Boustani, sont éduqués au collège de Aïn Warqa en montagne, il n’en demeure pas moins que l’éveil " au temps du monde se fit […] dans leur parcours professionnel et intellectuel, grâce à une succession de rencontres et d’accidents. Et, sauf dans le cas de Chidiac, c’est Beyrouth qui offrit le cadre de ces rencontres ".