La criminalité bat des records au Liban, alors que le pays ne fait que s’enfoncer dans ses crises et que les tensions communautaires ne cessent de s’exacerber. Déjà démunies, les forces de l’ordre sont également frappées de plein fouet par la dévalution de la livre. Ce qui les empêche d’accomplir leur tâche d’une manière plus efficace.

Rapt, meurtres, agressions, vol à l’arraché, vol de voitures ou de câbles électriques… au Liban, la population a la sensation, renforcée par les réseaux sociaux, que la criminalité ne cesse d’augmenter au fur à mesure de la détérioration de la situation économique du pays. Le rapt en plein jour d’un enfant de 12 ans des bras de sa mère, le meurtre de sang-froid d’un dentiste ou les agressions récurrentes qui visent le corps médical semblent donner raison à cette perception de l’insécurité, au point que certains sont nostalgiques des guerres du Liban (1975-1990).

" Pendant la guerre, on était mieux " est en effet une phrase qui revient souvent lors des conversations. Évidemment, la génération libanaise qui a connu la guerre n’a certainement pas oublié les nuits dans les abris, les longues heures d’inquiétude devant le combiné dans l’attente de la tonalité pour pouvoir s’enquérir de ses proches, encore moins les déplacements entre les sacs de sable pour se protéger des francs-tireurs sanguinaires. Mais depuis le début de la crise à l’automne 2019, des générations de Libanais qui ont connu les heures les plus sombres de l’histoire du pays semblent croire " qu’avant, c’était mieux ". Cette nostalgie émane surtout de l’absence d’autorité, ce qui crée un sentiment d’insécurité. Or l’autorité au Liban est aux abonnés absents.

Des chiffres alarmants

Les derniers chiffres publiés sur la criminalité au Liban sont catégoriques. Celle-ci est en hausse depuis 2019. Selon l’agence International Information, société indépendante de recherche et de conseil, le nombre de meurtres a doublé (+101%) depuis 2019, avec 179 homicides pour la période janvier-octobre 2021, contre 89 pour la même période en 2019, soit avant le début de la crise financière. Le nombre de voitures volées a triplé (+212,5%) passant de 351 à 1.097 sur les mêmes intervalles. Quant aux cambriolages, ils ont plus que triplé (+265,6%) passant de 1.314 à 4.804.

Selon une source des Forces de sécurité intérieure (FSI), hormis les vols qui " sont rentables aujourd’hui en raison de la dévaluation de la livre libanaise ", le nombre d’autres crimes et délits est en baisse ou s’est stabilisé par rapport à 2020. On précise ainsi que les kidnappings contre des rançons ont baissé de 60,8%, les vols de voitures à l’arraché de 18,6% et les vols à l’arraché de 0,5%.

Source : Information International / Forces de sécurité intérieure

Par ailleurs, les tensions entre les Libanais ne cessent de s’exacerber au fil des mois. Selon la dernière enquête publiée par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) en septembre 2021, les relations entre les Libanais sont de plus en plus mauvaises. En août 2021, 31% des Libanais décrivaient les relations intra-communautaires comme étant " négatives " contre 2,6% en février 2018, quatre mois avant le scrutin législatif, selon le document. De même, seuls 23,6% des Libanais estimaient que les relations étaient " positives ", une baisse spectaculaire par rapport au 80% de février 2018.

Des malfaiteurs expérimentés, mais pas seulement

Les études scientifiques de criminologie tentent depuis plus d’un siècle d’expliquer le lien entre la criminalité et l’économie, ou du moins entre l’évolution de la criminalité et la délinquance comme conséquence des évolutions macro et microéconomiques. Est-ce que la pauvreté engendre automatiquement la criminalité ? Certains criminologues le suggèrent, expliquant que plus le pays est riche (PIB élevé, taux de chômage faible…), plus la criminalité est faible. Or certains pays, États-Unis en tête, contredisent cette logique, puisque le pays le plus riche du monde est aussi connu pour son importante criminalité. D’autres théories suggèrent plutôt que la délinquance et la violence ne sont pas liées à la richesse mais aux inégalités dans le développement. " Plus une société présente une différence d’accès aux biens, à la richesse, à la culture, aux services sociaux, plus elle est créatrice de frustration pour les habitants qui en sont privés, ce qui peut expliquer la violence de certains d’entre eux " , a écrit dans ce cadre Christophe Soullez, juriste français spécialiste en politiques publiques de sécurité.

Or, le Liban, bien avant la crise de 2019, était un pays aux inégalités bien visibles : la grande ville du Nord, Tripoli, en est l’exemple parfait où se côtoient les notables et politiciens qui possèdent les plus grandes fortunes du Liban et les catégories les plus pauvres du pays. L’effondrement économique causé par des années de mauvaise gestion politique, ou plutôt d’absence totale de gestion de la part des autorités locales et centrales, n’ont fait qu’aggraver la situation et ont creusé le fossé. Selon la Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale (CESAO ou ESCWA), la pauvreté multidimensionnelle au Liban a presque doublé en seulement deux ans passant de 42% en 2019 à 82% en 2021, tandis que les plus riches ont vu leur fortune gonfler. L’actuel Premier ministre Najib Mikati et son frère Taha ont vu leur patrimoine augmenter de 700 millions de dollars en un an selon le classement Forbes, tandis que les Libanais n’ont fait que voir, impuissants, la monnaie nationale fondre emportant avec elle leurs salaires et économies.

Les avis divergent au sujet de l’identité socio-économique des malfaiteurs. " Les criminels ces temps-ci sont en grande partie des récidivistes ", selon une source de sécurité. " Nous ne sommes pas encore témoins de passage à l’acte de personnes ordinaires qui voleraient uniquement par nécessité absolue, note-t-on de même source. Peut-être qu’ils existent, mais la très grande majorité des crimes sont commis par des récidivistes expérimentés, qui réalisent que le crime est plus rentable. Il suffit de voir les publications relatives aux arrestations pour le constater ". L’ancien ministre de l’Intérieur, Marwan Charbel, estime de son côté que " la situation économique et le chômage poussent à la criminalité, soit parce que ce sont des criminels récidivistes, soit par nécessité ".

Les crimes violents, comme les homicides ou les rapts, restent des cas isolés. " Certains crimes violents, comme les homicides volontaires, sont souvent dus à des circonstances personnelles et à la pression socio-économique, mais leur nombre est réduit ", d’après la source des FSI. Même son de cloche du côté de M. Charbel, qui considère que " la sécurité du pays est assurée grâce aux efforts conjoints des différents services ", comme la Sécurité de l’État, la Sûreté générale ou les services de renseignement de l’armée et de la police.
Un ancien responsable du ministère de l’Intérieur relativise. " Les forces sur le terrain n’étaient pas suffisantes avant la crise, dit-il à Ici Beyrouth. Aujourd’hui, avec la défection de centaines d’agents et d’officiers à cause de la détérioration économique, les ressources humaines ne sont sûrement plus suffisantes pour protéger la population. Les unités spéciales, comme les services de renseignements des FSI, jouent leur rôle, mais elles se limitent aux grandes affaires criminelles et sécuritaires. En ce qui concerne les vols à l’arraché ou autres petits délits, les ressources humaines et logistiques ne sont pas suffisantes. "

Les municipalités en première ligne

De nombreux citoyens s’étonnent que davantage de moyens humains ne soient pas assurés. Bien qu’ils n’attendent pas grand-chose du gouvernement – seulement 2% de la population ont confiance dans les autorités centrales selon le rapport du PNUD – ils s’interrogent sur les raisons pour lesquelles les autorités locales et les conseils municipaux n’en font pas plus pour protéger les résidents. Un président du conseil de municipalité d’une commune moyenne du Mont-Liban ayant requis l’anonymat confie à Ici Beyrouth que les municipalités manquent de moyens humains et logistiques. " Comment puis-je protéger la commune, alors que je n’ai pas de quoi payer les salaires des policiers municipaux et le carburant pour les voitures de service? se demande-t-il. Que l’État verse ce qu’il doit aux municipalités depuis des années, même si la somme ne vaut plus rien. "

Or le rôle de la police municipale est primordial pour lutter contre la criminalité. " Le rôle de la police municipale est essentiel et complémentaire du travail des FSI, surtout dans les régions isolées, selon une source de sécurité. Les municipalités sont au cœur même de la commune qu’ils connaissent bien. Les patrouilles municipales connaissent les résidents et les visiteurs de la commune. Les opérations sont plus efficaces en coopérant avec elles. "

Pour Marwan Charbel, la police municipale est aussi importante que les policiers ou les gendarmes. " Les polices municipales sont l’équivalent des FSI au niveau de leurs communes, même si elles ne sont pas armées, dit-il à Ici Beyrouth. Elles peuvent l’être si le ministre de l’Intérieur leur donne des permis de port d’armes. Elles peuvent entreprendre des patrouilles de jour comme de nuit et peuvent aussi contacter les autres services de sécurité. C’est ce qui s’est passé dans plusieurs régions ". Il suffit donc de leur donner des moyens, au même titre que les FSI.

Un État aux abonnés absents

Les fonctionnaires sont les premiers touchés par l’effondrement économique du pays. Alors qu’une partie du secteur privé essaie tant bien que mal de rattraper l’inflation par une augmentation des salaires ou par leur dollarisation, le service public n’en est pas capable. La dernière majoration des salaires, en août 2017, a aggravé la situation déjà délicate du Trésor. Une nouvelle majoration des salaires pour les forces de l’ordre, militaires et policières a été proposé par différents responsables politiques depuis plus d’un an, mais ne passerait jamais au Parlement, surtout sans réformes structurelles profondes des finances publiques, lesquelles réformes tardent à arriver.

Or une amélioration des conditions de travail et de vie des forces de l’ordre est impérative pour qu’elles puissent mieux accomplir leur tâche. " Malgré la situation économique déplorable, elles se distinguent par leur vitesse d’action et leur productivité ", d’après la source au sein des FSI. De son côté, M. Charbel estime que " l’important pour toutes les forces de sécurité est de réévaluer leurs salaires, mais également de leur redonner une couverture médicale et une couverture des frais de scolarisation ", des avantages qui ont disparu avec la crise. Quant à l’ancien responsable du ministère, il dresse un bilan encore plus négatif. " Les forces de l’ordre sont soumises à plusieurs pressions, essentiellement financières, avec la dévaluation de leurs salaires et la disparition des avantages, comme les coupons de carburants, explique-t-il. De plus, ils ne sont pas soutenus, même durant leurs heures de service. Non seulement ils n’ont pas le matériel nécessaire pour assurer leurs fonctions (voitures, carburants…), mais ils sont souvent mal nourris. L’armée libanaise reçoit des dons internationaux pour lui permettre de survivre. Les forces de l’ordre, elles, ne reçoivent rien. "