La série d’articles " Beyrouth et la libanité " se veut un hommage à la cité dévastée. Elle s’inspire de l’étude publiée par l’auteur dans le N°97 de la revue de l’USJ Travaux et Jours (https://journals.usj.edu.lb/travauxetjours/issue/view/59) paru le 22 décembre 2020 sous le titre " En hommage au Liban meurtri ". Ce troisième volet s’attarde sur le rôle de Beyrouth dans la Nahda, ainsi que sur les modes de gouvernance mis en place dans la ville de Beyrouth, par Ibrahim Pacha, et au Mont-Liban suite au règlement de Chekib Effendi.

Ibrahim Pacha, la modernité et la Nahda

En 1804, accède aux fonctions de vice-roi d’Égypte Mehmet Ali Pacha (1769-1849), après la destitution du wali Ahmad Khurshid Pacha. Homme de réformes et esprit éclairé, Mehmet Ali jettera les bases de l’Égypte moderne. Bien que vassal du sultan ottoman, il n’hésitera pas à mener une politique d’autonomie face au pouvoir de Constantinople. C’est ainsi qu’il décida d’étendre son hégémonie sur le Hedjaz et le Levant. L’émir de la montagne libanaise Béchir II Chehab lui apporta son appui et son aide en dépit du fait qu’il était le vassal du sultan ottoman. Sous le commandement d’Ibrahim Pacha, fils de Mehmet Ali, les armées égyptiennes remportent d’importantes victoires sur les armées ottomanes et prennent de nombreuses villes du Levant dont Saint Jean d’Acre (Acca), Damas, Tripoli, Homs. En 1831 il fait son entrée dans Beyrouth.

En ce qui concerne Beyrouth, Ibrahim Pacha confie à l’émir Béchir II le soin de nommer un délégué de sa part. Béchir II délègue son fils Haydar comme mutasallim. La ville de Beyrouth demeurait cependant sous l’autorité directe d’Ibrahim Pacha qui fait nommer en 1833 un officier de sa marine, Mahmoud Nami Bey, comme gouverneur de la ville jusqu’en 1840. Le nouveau gouverneur était un esprit éclairé très influencé par les idées des Lumières et la modernité occidentale. C’est ainsi qu’il décide d’entreprendre de grands travaux, comme l’aménagement du port et l’ouverture d’un lazaret. La création des nouvelles structures portuaires coïncide avec l’apparition de la marine à vapeur, ce qui donne à Beyrouth une avancée considérable pour le développement du commerce international et de ses réseaux méditerranéens.

Gouvernance de la ville de Beyrouth

Mais l’œuvre de modernisation, durant cette courte période égyptienne, ne se résume pas seulement à des travaux d’infrastructure. Le gouverneur Mahmoud Nami Bey prend un soin particulier à mettre en place des instances consultatives au sein des institutions qu’il crée, lui permettant ainsi de dialoguer avec ses gouvernés. En 1833, Ibrahim Pacha décide d’organiser la gouvernance à Beyrouth et ordonne la formation d’un conseil de prud’hommes (majliss shawra) formé de douze notables de la ville dont six musulmans et six chrétiens. Le gouverneur égyptien, Mahmoud Nami Bey, ne peut rien décider sans l’avis préalable de ce collège. Le mode de fonctionnement, ainsi que les procédures rigoureuses des réunions sont méticuleusement précisées. Cette mesure de la part du pouvoir égyptien reconnaît de facto la nécessité d’un équilibre paritaire entre les composantes de la société urbaine de Beyrouth.

Une telle disposition, de la part du pouvoir égyptien, serait la conséquence directe de la Nahda, déclenchée par Mehmet Ali, qui voit déferler en force les nouvelles idées de la modernité occidentale, dont l’exigence de rationalité, ainsi que celle de la participation à la prise de décision.  Certains pourraient voir, dans ce conseil de prud’hommes, les prémices du règlement de Chekib Effendi qui, en 1845, organisera, selon l’esprit de l’équilibre multiconfessionnel, les conseils des deux préfectures (qa’imaqamiya) implantées au Mont-Liban suite au conflit maronito-druze de 1840. Il serait équitable de dire que la parité, adoptée au sein de ce conseil de Beyrouth, n’est pas un compromis clôturant un conflit et répartissant les charges en fonction du poids démographique des uns et des autres. Le confessionnalisme libanais remonte, dans son esprit d’équilibre respectant les proratas des groupes, au règlement de Chekib Effendi. Par contre, l’accord de Taëf de 1989 résonne plus comme un écho lointain au conseil des prud’hommes d’lbrahim Pacha, car il ne tient pas compte du poids démographique des uns et des autres. Cette parité symétrique et non proportionnelle au prorata démographique est, en elle-même, une nouveauté qui reflète l’influence des Lumières et de la modernité.

Entre Chekib Effendi et Ibrahim Pacha

On pourrait dire que le règlement de Chekib Effendi organise la coexistence de groupes communautaires rivaux du Mont-Liban, alors que le conseil des prud’hommes consacre le vivre-ensemble des habitants de la ville de Beyrouth aux origines confessionnelles diverses. D’un côté, la coexistence au sein de territoires, de l’autre, le vivre-ensemble dans le cadre de l’unité politique urbaine. Dès son émergence en tant que centre métropolitain de première importance en Méditerranée orientale, Beyrouth révèle ainsi sa vocation de foyer privilégié du vivre-ensemble et de la modernité.

Il est intéressant de s’arrêter à l’esprit de ces deux mesures. Le règlement de Chekib Effendi intervient dans le contexte de la division de l’Émirat de la montagne en deux qa’imaqamiya marqués par leurs antagonismes confessionnels. Par son règlement, Chekib Effendi consacre la territorialisation du Mont-Liban en le divisant en deux préfectures administratives, établissant dans chacune d’elles "un conseil formé de membres représentant les différentes communautés" afin d’assister le qa’imaqam sous l’égide du wali de Saïda proclamé seul gouverneur effectif. C’est à ce compromis que remontent les racines du confessionnalisme libanais au sein de l’administration. Ce principe sera successivement respecté par le régime de la mutasarrifiya, par le mandat français, puis par le Liban indépendant. Pour la Sublime Porte, le système des deux qa’imaqamiya n’était en fait qu’une "guerre civile organisée" et le règlement de Chekib Effendi ne sera qu’une intervention du pouvoir central pour imposer une solution de compromis aux parties en conflit.

Quant au conseil de prud’hommes d’Ibrahim Pacha, antérieur aux mesures de Chekib Effendi, il constituerait indiscutablement une "première historique", selon Hiyam Mallat, car il avalise la "reconnaissance de la parité chrétienne et musulmane d’une part et des caractéristiques de cette société" qu’il y aurait lieu de développer. Mais, allant plus loin encore, Ibrahim Pacha a "voulu déterminer la parité non seulement au niveau du nombre, mais également de la prise de décision", consacrant ainsi un véritable partenariat institutionnel. Le conseil de prud’hommes de 1833 ne sera donc pas une solution de compromis afin de mettre fin à un état de belligérance et de rétablir une coexistence pacifique entre les groupes en conflit. Au contraire, il apparaît plus comme une mesure d’un pouvoir éclairé soucieux de préserver le vivre-ensemble des citoyens d’une ville devenue petit à petit un centre important du commerce. Préserver le cadre du vivre-ensemble, telle était, semble-t-il, la motivation de l’existence de ce conseil prudhommal. Les Accords de Taëf de 1989 seraient-ils un écho lointain à cette motivation ? Peut-être, sauf que ces derniers ont mis fin à une guerre civile sans toutefois territorialiser l’unité du cadre de vie comme l’avait fait Chekib Effendi. Cette comparaison entre les deux mesures aide à comprendre pourquoi Taëf a été si mal appliqué, voire pas du tout. Le pouvoir politique qui émerge en 1990 des ruines du Liban était loin de posséder l’esprit d’urbanité d’un Ibrahim Pacha et de ses prud’hommes. La plupart des responsables politiques ne pensaient qu’en termes d’un territoire sur lequel exercer leur pouvoir. Il est d’ailleurs remarquable de noter combien l’homme politique est peu sensible au génie de la ville, à moins d’être un visionnaire, comme un Laurent de Médicis ou un Ibrahim Pacha. L’histoire dira si Rafic Hariri, qui dirigera la reconstruction de Beyrouth qui a suivi Taëf, est un héritier d’Ibrahim Pacha.