Qui sont-ils ces gardiens de notre mémoire ? Ces traqueurs de l’hier ? Ces traceurs du temps ? Qu’est-ce qui les anime tant ? Portraits hauts en couleurs de ces amoureux du noir et blanc.

Tout a commencé dès l’enfance quand Fadi, comme souvent les garçons de son âge, collectionnait les timbres qu’il décollait soigneusement des lettres que recevaient ses parents. Des timbres du monde entier bien sûr parce que les rêves de voyages nous accompagnent toujours. Nous sommes dans les années 70 et la poste à Beyrouth fonctionne très bien.

Plus tard, lorsque le jeune homme, né d’une mère belge et d’un père libanais va poursuivre ses études de médecine à Bruxelles, c’est sur les timbres du Liban que se focaliseront ses recherches. Loin de son pays, on a envie de son pays. Cette vérité s’accentue au fil des ans et le jeune chirurgien entre dans l’arène des vrais collectionneurs.

Les timbres et les recherches, les quêtes et les trouvailles, autant de manière d’alimenter ce cordon ombilical qui, de son propre aveu, n’a jamais été coupé avec le Liban. Au contraire, et comme bien souvent, l’exilé volontaire ou non accentue les liens avec sa patrie en amassant les correspondances quelles qu’elles soient. Pour Fadi Maassarani, ce sera les archives postales. Sa passion de toujours. Les timbres racontent l’histoire du pays, le cours des événements et accompagnent des lettres, des courriers, des cartes postales qui racontent aussi à leur tour des histoires plus personnelles, qui décrivent des émotions, des découvertes, des sentiments. Les lettres des sujets ottomans, puis celles des soldats français durant le mandat qui envoient à leurs familles des nouvelles de ce drôle de pays, les correspondances marchandes. C’est toujours avec beaucoup de tendresse et de la pudeur aussi que Fadi déchiffre ces missives qui nous décrivent.

Il s’oriente vite sur des thématiques qui lui sont chères : la médecine, les hôpitaux libanais, mais aussi les lettres réparées, les lettres "deuil" bordées de noir, les archives de l’aéropostal au Liban. Entre deux opérations chirurgicales, il trouvera toujours le temps d’aller explorer ce qu’il appelle "mon monde à moi" à la recherche de ces papiers de la mémoire. Une mémoire qui parfois ne suffit plus à faire oublier un présent très douloureux. Il avoue avoir tout arrêté et même vendu ses collections dès que le Liban traversait une guerre, un conflit, une crise. Comme une protestation, en signe de douleur ou juste par décence. Mais le démon de la collectionnite rattrape toujours ses victimes et Fadi reprendra parfois de zéro sa passion pour les archives postales.

Aujourd’hui, avec plus de 5000 cartes postales, une collection complète de timbres du Liban et deux collections inédites de lettres réparées et de lettres bordées de noir, il continue, depuis Bruxelles où il réside, de nourrir sa quête, sa curiosité insatiable et y consacre tout son temps libre. Toujours à l’affut du détail qui manque, de l’histoire qui se cache derrière des mots ou des photos, d’échanges avec d’autres passionnés comme lui. Et derrière le collectionneur, il y a un vrai conteur. Et voilà ce qu’il nous dit : "Collectionner n’est pas un acte gratuit. Ce n’est pas qu’une histoire d’accumulation d’items ou d’addiction aux ventes aux enchères. Il y a toute une symbolique à décrypter derrière, peut-être l’illusion de s’approprier un espace géographique, historique ou thématique."

"Les lettres de deuil du pays du Cèdre"

En ce qui concerne l’histoire postale du Liban j’ai souhaité me démarquer de la plupart de mes collègues collectionneurs en m’intéressant aux lettres de deuil. Le sujet peut paraitre morbide, mais j’aime bien répéter à mes interlocuteurs qu’en tant que disciple d’Hippocrate je sais pertinemment que la mort fait partie de la vie. Mais je pense que la réalité est plus simple : du point de vue philatélique et grâce au matériel accumulé je pouvais survoler de façon originale toutes les périodes de l’histoire postale du pays, depuis la période ottomane jusqu’à la période contemporaine malgré la rareté de ces objets.

En effet, le Liban, à l’instar des autres pays, a utilisé ces lettres à bord noir depuis la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. C’était une pratique culturelle, un rituel, durant le deuil et l’année qui s’ensuivait, probablement importé d’Europe. Ce sont des enveloppes sans taille particulière, tantôt carré, tantôt oblongue qui présentaient des bandes noires sur leur pourtour. Il n’y a pas de consensus sur la largeur de ces bandes noires. On pouvait imaginer qu’elles étaient proportionnelles au chagrin éprouvé ou en rapport avec le statut du défunt. Il n’en était rien. Ces enveloppes s’avéraient donc annonciatrices du décès d’un proche, étant par cela très proche de la vocation des cartes ou enveloppes mises en vente par les différentes maisons funéraires. Cependant, leur contenu, lorsqu’il accompagne l’enveloppe, pouvait être des plus variés depuis la banale correspondance familiale jusqu’aux transactions commerciales et papiers d’affaires !

" Les enveloppes accidentées et réparées " 

Les collectionneurs dans leur inconscient affectionnent particulièrement les enveloppes intactes, visuellement attrayantes avec des beaux timbres, des belles oblitérations. C’est pour aller à l’encontre de ce stéréotype que j’ai décidé de m’intéresser à ces items accidentés. Une enveloppe accidentée, malgré ses imperfections, ses cicatrices, reste à mes yeux des objets de valeur qui méritent mon empathie…

Une lettre qui quitte son expéditeur en direction du destinataire s’expose à divers accidents tout au long de son trajet depuis la simple ouverture par erreur (mauvais destinataire) ou par accident lors de son passage au centre de tri mécanique pour arriver détériorée à destination.

Habituellement, la lettre est repêchée par le postier qui appose sa griffe dans le style "arrivé en mauvais état et réparé par nos soins", la referme avec des bandes adhésives de la poste avant de l’acheminer à bon port.

Le contre-exemple de l’expression populaire "c’est passé comme une lettre à la poste ".

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"Les cartes postales"

La carte postale pour moi, c’est un petit peu l’ancêtre du SMS. Elle permettait de communiquer avec l’autre bout du monde. Ces messages rédigés à l’arrière de la carte constituent de véritables témoignages d’époque ! Des témoignages de première main, comme cette carte écrite par un soldat de l’armée du Levant à sa famille, racontant la vague de froid de février 1920. La carte est de circonstance vu la météo exécrable qui règne sur le pays.

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Parfois, c’est le côté vue de la carte qui raconte l’histoire, comme celle-ci légendée "USS Brooklyn à Beyrouth 1903-1904". Il faut savoir que, au début du siècle passé, il ne faisait pas bon de vivre à Beyrouth en raison de l’insécurité régnante et des tensions communautaires dans la ville. Le vice-consul des États-Unis en fera les frais en se faisant tirer dessus en rentrant chez lui. À la suite d’une fausse information faisant état de l’assassinat du Vice-consul, le président Théodore Roosevelt dépêche à Beyrouth deux bâtiments de guerre pour rapatrier le corps du diplomate et veiller sur les intérêts américains dans la région. Sur base d’une rumeur, Beyrouth vient d’échapper à son premier débarquement de Marines!

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La carte est également un souvenir que le voyageur ramène chez lui comme cette carte postale de Beyrouth, multi-affranchie par divers timbres en cours dans l’Empire ottoman.

Manifestement l’auteur de cette carte était un collectionneur qui a fait la tournée des différentes agences postales de la capitale (ottomane, anglaise, russe, française, allemande et autrichienne) pour y apposer et oblitérer les différents timbres étrangers par leur agence correspondante. L’implantation de bureaux postaux étrangers dans l’ancien Empire ottoman remonte à 1830 grâce à des concessions cédées par le Sultan aux puissances étrangères de l’époque.

Quant aux cartes postales modernes du Liban, elles sont empreintes d’une nostalgie un peu particulière. C’est le Liban des guides touristiques, ce Liban raconté par nos parents qui prend enfin corps à travers ces différentes prises de vues et nous donner l’illusion que l’on peut s’approprier les mêmes endroits qu’eux ?

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*J’ai adoré emprunter le titre de l’excellent roman de Hanan el-Cheikh. À lire bien sûr.