La série d’articles " Beyrouth et la libanité " se veut un hommage à la cité dévastée. Elle s’inspire de l’étude publiée par l’auteur dans  le N°97 de la revue de l’USJ Travaux et Jours  parue le 22 décembre 2020 sous le titre " En hommage au Liban meurtri ". Ce quatrième volet s’attarde sur le rôle de Beyrouth comme capitale administrative et politique durant l’agonie ottomane puis l’émergence du Grand-Liban.

Beyrouth et la modernité ottomane

Dans la foulée des grandes réformes ottomanes, les Tanzimat, et du conflit sanglant au Mont-Liban en 1860, la Sublime Porte réorganise le Levant en deux vilayets : celui de Syrie et celui d’Alep. Le Mont-Liban est constitué en un région autonome propre. Quant à la ville de Beyrouth, elle sera dotée d’une structure municipale au sens moderne du terme. En 1888, une nouvelle réforme administrative crée le vilayet de Beyrouth, formé aux dépens des districts côtiers de l’ancien vilayet de Syrie, depuis Lattaquié jusqu’à Haïfa, à l’exception de la région autonome du Mont-Liban. L’État ottoman accorde ainsi à Beyrouth le statut de capitale de province, ce qui confère à la ville des fonctions politiques qui consolident sa position économique et son rôle de métropole régionale jusqu’en 1917. À l’instar d’autres cités de la Méditerranée ottomane, Beyrouth est pourvue du chemin de fer, de l’éclairage au gaz puis de l’électricité et du tramway, d’un réseau moderne d’adduction d’eau, de jardins publics, etc.

Ainsi, au crépuscule du XIXe siècle et, durant la longue agonie de l’Empire des Osmanlis, la ville de Beyrouth se présentait comme la vitrine de la modernité ottomane. La petite bourgade, longtemps oubliée par l’histoire devient en quelques décennies un modèle achevé de la ville méditerranéenne ouverte et cosmopolite. C’est sur son lit d’agonie que l’Empire ottoman lègue à l’Orient méditerranéen, la ville moderne de Beyrouth, point de ralliement du Levant, lieu de rencontre et d’échange entre l’Orient et l’Occident. On comprend mieux pourquoi l’empereur de Prusse Guillaume II la surnomme " la perle de la couronne ottomane ". Samir Kassir décrit minutieusement l’application de la " puissance publique représentée par les services du vilayet et de la municipalité " qui ne cessait de s’investir pour accompagner la modernisation architecturale et urbanistique d’une modernité fonctionnelle en créant les voies de communication, les services d’hygiène et tous les secteurs du service public que nécessitent le développement horizontal et l’expansion de la ville.

Plus de 150 ans plus tard, on assistera à un phénomène similaire avec l’émergence et le développement de la ville de Dubaï, ce Beyrouth au milieu des sables du désert d’Arabie. Le Dubaï cosmopolite est une ville de passage où on vient chercher fortune pour rentrer ensuite chez soi. Beyrouth par contre fut une ville où on venait s’installer, on devenait citoyen de Beyrouth. La nouveauté et la modernité, ainsi que les institutions éducatives exerçaient une force d’attraction puissante sur les populations de l’hinterland et d’autres régions de l’empire. À cela s’ajoutent les malheurs qui marquèrent l’ère des nationalismes dans l’Orient ottoman. Les massacres ont entraîné l’afflux de populations entières vers Beyrouth et le Liban.

La Ville-Monde " alla franga "

Fenêtre sur le monde, phare multicolore de l’Orient arabe en Méditerranée, la Beyrouth ottomane se livrait aux délices du " paraître " et du mode de vie " alla franga ". Le bouillonnement socioculturel a fait de Beyrouth une ville-monde des temps modernes. Son cosmopolitisme est plus le résultat d’une mutation, d’une adoption progressive, non sans ostentation, du mode " alla franga " que note plus d’un voyageur et le juge sévèrement.

Ainsi se trouve planté, en cette fin du XIXᵉ siècle, le décor d’un lieu de modernité, " une ville saine pour une société saine ", comme le dit Jens Hansen. Beyrouth, fin de siècle, a-t-elle pu faire émerger un individu suffisamment indépendant à l’égard des dynamiques grégaires du groupe? Aurait-elle pu engendrer un individu se rapprochant suffisamment du concept de sujet autonome tel que la modernité occidentale l’a forgé? On se doit de constater, après l’explosion au port en 2020 et la banqueroute du Liban, que la trajectoire exceptionnelle de Beyrouth n’a pas pu aller jusqu’à son aboutissement naturel, à savoir l’émergence d’un citoyen comme acteur politique premier de la vie publique, dans l’actuelle République libanaise en état de délitement avancé. Le citoyen demeure perçu sur le mode ethno-confessionnel. C’est ce qui permet de saisir pourquoi le vivre-ensemble au Levant renvoie plutôt à une culture de coexistence et non à la culture " du " politique, c’est à dire à l’espace public. Les identités collectives, tant au Levant que dans les Balkans, demeurent marquées par une " soif de territoire " qui est invariablement étanchée au détriment de l’esprit urbain qui risquerait de diluer l’identité comme essence intemporelle.

Beyrouth et l’unité politique

Ce phare de la modernité a-t-il été le creuset de l’unité politique libanaise? Il est légitime de poser la question devant le Liban sur son lit d’agonie. L’humaniste intégral Michel Chiha, auteur de la constitution libanaise, estime que les regroupements entre peuples ne peuvent être uniquement déterminés par la proximité géographique; encore moins prendre un appui exclusif dans une communauté linguistique ou ethnique. L’unité politique ne saurait se suffire de tels fondements. Chiha affirme que de tels facteurs sont incapables, à eux seuls, de servir d’assise à l’ordre national. Il estime que les seuls critères d’identité de groupe peuvent servir de cristallisations aux nationalismes les plus dangereux. Ils ne peuvent donc pas faire déboucher la société à la réconciliation et à l’unité. Chiha a le grand mérite d’avoir été le premier à dégager une vision globale du régime politique libanais en fonction de paramètres humains qui caractérisent cet État pluraliste. Son humanisme considère que les cultures communautaires sont les milieux idoines pour l’épanouissement de la personne humaine. L’idée nationale libanaise réside, à ses yeux, dans une volonté de trouver refuge contre " les sectarismes qui font violence ". Librement acceptée, par les différentes composantes, cette volonté est à la source de la longue " habitude de vivre en commun " et qui fait du peuple libanais un " peuple sui-generis " se distinguant par une singularité qui lui serait propre et qu’il appartient au régime politique de préserver. C’est pourquoi il ne récuse pas le communautarisme dans la mesure où il considère que les communautés constituent la matrice première de cette nation. Pour lui, l’État se superpose à la structure communautaire sans toutefois l’éliminer. Il demeure conscient de l’effet pervers de tout particularisme communautaire sur la cohérence de l’ensemble national. Néanmoins, il n’estime pas possible ni souhaitable de dissoudre ces communautés dans des structures uniformes. Pour Jean Salem, Chiha se révèle ainsi très attaché à ce qu’il appelle les " corps intermédiaires ", qui ont sans doute permis d’amortir les chocs des crispations identitaires et auraient donc " enseigné au Liban la tolérance ". Comme pierre angulaire de l’édifice, c’est l’entente intercommunautaire qui joue le premier rôle et non le contrat social. La nation libanaise apparaît ainsi organiquement liée en dépit de sa nature composite et foisonnante. La tâche de l’État consisterait essentiellement à consolider l’édifice en dotant le Liban de structures qui permettent de développer et d’amplifier, sur une plus grande échelle, ce que le cadre communautaire a déjà ébauché, à savoir l’intégration et la reconnaissance. L’équilibre que l’entente intercommunautaire introduit serait-il une étape intermédiaire indispensable? Toute la question est de savoir si l’entente intercommunautaire peut avoir le statut de principe invariant. La réponse est loin d’être acquise. La crise actuelle le prouve suffisamment en 2022.

Le message du Liban

Le Liban apparaît comme une tentative d’instaurer une voie moyenne entre un radicalisme jacobin, centré sur la notion de citoyen comme catégorie abstraite, et un grégarisme communautaire qui risque de diluer la spécificité de toute personne humaine. Cette formule intermédiaire a-t-elle agi comme cadre idoine du vivre-ensemble? Tel est l’enjeu que véhicule la notion de " Liban-message ". Contrairement à son modèle jacobin, le Liban présente une spécificité durable, à savoir la permanence du compromis, lui-même reflet de l’ordre social et public que les groupes confessionnels ont su établir entre eux. Le compromis permanent, comme expression d’un équilibre toujours précaire mais perpétuellement recommencé, englobe tous les domaines à tel point que le concept même de " principe ", comme fondement premier et invariant, peut prendre un caractère relatif. Dans son mémoire de thèse, Michel Hajji Georgiou analyse finement ce trait et l’illustre par une réflexion imputée à Hamid Frangié qui déclare: " Si les Libanais s’entendent sur le mal, il se transforme en bien. De même, si les Libanais se disputent sur le bien, il se transforme en mal ". C’est ce qui fait paradoxalement du Liban unitaire une sorte d’État inachevé.

Et pourtant la coexistence est réelle. Elle a façonné l’homme libanais et lui a conféré un profil unique, tant le musulman que le chrétien. L’un et l’autre sont loin d’avoir une identité pure et homogène en tout point. Mais si le vivre-ensemble, fut-il insuffisant, se maintient au Liban, ceci est dû au fait que l’esprit qui a nourri la ville de Beyrouth depuis les années 1830 n’a pas dit son dernier mot. Au fond, tout le Liban s’abreuve pour le plus grand bien de ses citoyens à cette source vive de l’urbanité de Beyrouth, condition première de la citoyenneté. Sans Beyrouth, la Ville-Mère, la dernière ville ouverte de Méditerranée, le Liban aurait-il quelque message à délivrer au monde? Au milieu de ses décombres, Cette ville à la trajectoire fulgurante parviendra-t-elle à sauver demain le message du Liban?