Avec ses boutiques d’épiciers, la rue Maraash, à Bourj Hammoud, est une fenêtre ouverte sur la mémoire collective de la communauté arménienne à travers ses traditions culinaires.

À l’entrée de Bourj Hammoud, une longue rue étroite regorge de petites boutiques d’épiciers. Les enseignes, écrites en langues arabe et arménienne, se succèdent de part et d’autre. La plupart des noms sont originaires de l’ancienne ville de Maraash, en Arménie: Tenbelian, Nerses el-Halabi, café Garo ou Khano.

Espace vivant de la mémoire collective d’un peuple poussé à l’exil, cette allée évoque un lieu entre deux mondes où un aspect de la culture arménienne – les traditions culinaires – est bien entretenu. Pour un peuple qui a survécu aux tentatives d’effacer sa trace, la mémoire est un champ de bataille dans cette rue aux saveurs des épices.

Des pendeloques d’ail, d’aubergines et de grenades séchées ornent les vitrines des échoppes, leur conférant un aspect d’herboristeries de temps révolus. Sur les étagères, sont proposées des mixtures et des décoctions venues d’ailleurs, ainsi que les ingrédients nécessaires pour préparer des remèdes de grand-mère à base de plantes, pour soulager maux de gorge, indigestions, fatigue ou même la mélancolie.

Les étals, débordant jusqu’au trottoir, regorgent de fruits et de légumes séchés, de plusieurs genres de piments, de sucreries, de cacahuètes, pistaches et autres. Des spécialités arméniennes, comme ce dessert farci aux noix, à base de jus de raisin, ou les gros potirons, citrouilles ou potimarrons posés à même le sol, prêts à être consommés en cette saison du ghapama. C’est un plat arménien à base de citrouille farcie au riz et cuite au four. Ces boutiques sont des institutions fréquentées par une fidèle clientèle du Liban, mais aussi venue de l’étranger.

Une ville de Cilicie

Maraash était l’une des villes les plus densément peuplées et riches de la Cilicie, une région du sud-ouest de la Turquie historiquement à majorité arménienne, comme le souligne l’association Houshamadyan à Berlin, qui œuvre pour la préservation de la mémoire de la vie arménienne sous l’Empire ottoman. Avant le génocide, elle comptait environ 40 000 habitants engagés dans les métiers d’artisanat, le commerce et l’agriculture.

La majorité des commerçants de la rue Maraash sont originaires de la ville. L’histoire de la famille est précieusement préservée d’une génération à une autre. "Mes arrières grands-parents maternels sont arrivés à Beyrouth en passant par Deir el-Zor, en Syrie", raconte Azad Tashjian, propriétaire de l’épicerie Café Garo. "Peu de temps après, ma grand-mère est née. Comme ils ont survécu au génocide, ils ont décidé de l’appeler Azad, c’est-à-dire liberté. Mon père avait 13 ans, il s’est installé au Liban. Il venait de Syrie. Peu après, il a commencé à rôtir des graines de café qu’il distribuait à vélo. Cette épicerie, qui porte son nom, a été ouverte avant que la municipalité de Bourj Hammoud ne soit établie en 1952."

Azad Tashjian poursuit : "Nous importons nos produits d’Arménie, d’Iran ou des États-Unis. Nous proposons également les aliments saisonniers pour la préparation des plats traditionnels. Ainsi, en automne, nous vendons des potirons et des citrouilles pour la préparation de sucreries, de confitures, du kébbé ou du ghapama. Au printemps, nous proposons des feuilles de vigne fraîches et des pétales de roses séchées pour la préparation de l’eau de rose et de la confiture de rose."

Les épices, une affaire de famille

Harout Tenbelian fait partie de la troisième génération d’une famille arrivée à Jbeil peu après le génocide. "Mon grand-père est arrivé par bateau et a grandi dans l’orphelinat de réfugiés Birds Nest", raconte-t-il. "L’orphelinat avait été construit pour abriter les réfugiés arméniens qui avaient échappé au génocide de 1915." Il sort son téléphone et montre une photo de Hadjine, le village ancestral de son grand-père, dans la province d’Adana, au sud-est de la Turquie. Le village est aujourd’hui connu sous le nom de Saimbeyli.
"Pour survivre, mon grand-père s’est lancé dans une tradition familiale qui consiste à préparer des épices et de la mouné. Puisque Hadjine se situait en altitude et qu’à l’époque, les réfrigérateurs et les produits conservateurs n’existaient pas, il était nécessaire pour les habitants du village de faire sécher la plupart des aliments (fruits et légumes) et même la viande. Les mélanges d’épices utilisés pour le séchage de la viande comme le soujouk et le basterma sont une spécialité de famille qui m’a été transmise de mon arrière-grand-père à travers quatre générations. Nous avons bien caché et gardé ces recettes."

Premier quartier à être édifié

Bourj Hammoud, où se situe la rue Maarash, "était initialement formé de marécages et de terrains agricoles", explique à Ici Beyrouth Arpi Mangassarian, directrice de la maison culturelle arménienne Badguer et responsable du bureau technique et de l’urbanisme de la municipalité de Bourj Hammoud pendant 23 ans, de 1993 à 2016. "Vers 1928-1930, des associations arméniennes ont facilité aux familles arméniennes l’acquisition de terrains", poursuit-elle. "À l’association Maraash, on trouve toujours un carnet qui répertorie ce que chaque famille dépensait par mois pour payer les terrains. Les autorités mandataires françaises avaient ensuite élaboré les plans d’aménagement du territoire selon un modèle urbain français, suivant un plan en damier avec des rues parallèles et orthogonales."

"Maraash, qui se situe dans la région nord-ouest de Bourj Hammoud, a été le premier quartier à être édifié", souligne de son côté Joanne Nucho, anthrolopogue et auteure de recherches sur Bourj Hammoud publiées par la Princeton University Press. "Les associations arméniennes avaient subdivisé les terrains en fonction de la taille des familles, créant ainsi des quartiers distincts qui portaient chacun le nom de la ville d’origine de la famille", ajoute-t-elle.
Arpi Mangassarian rappelle que Bourj Hammoud a été créé grâce aux efforts du père catholique Boghos Ariss, qui a d’ailleurs été le premier président du conseil municipal de la localité dans les années 1940. "Visionnaire, il a joué un rôle déterminant dans la planification, la supervision et la fondation de Bourj Hammoud", souligne-t-elle. "Il se déplaçait en soutane à vélo, sillonnant les rues pour s’assurer que la construction des quartiers respectait les règles sanitaires et environnementales. C’est ainsi qu’ont pris forme les différents quartiers de Bourj Hammoud. Le premier à avoir vu le jour est Maraash, suivi de Sis, Adana et de la rue Arax, qui portent tous le nom des villes d’origine des habitants. Café Garo est le plus ancien épicier de la rue Maarash."

Entretenir l’histoire

"Le commerce des épices s’est établi dans cette rue au fur et à mesure que Bourj Hammoud s’est développé", précise Arpi Mangassarian. "Au tout début, autour des années 1930, les épiciers de la rue Maraash vendaient leurs marchandises dans une pièce de leur maison qui donnait sur la rue. Au fil des ans, ils ont agrandi leur commerce et loué des espaces plus spacieux.
Aujourd’hui, la rue Maarash attire des voyageurs venus de différentes parties du monde et la diaspora. Les épiciers exportent leurs produits à des clients réguliers."

Au bout de la rue, la boutique de Shahin Khano relève du musée d’épices avec des stocks qui s’empilent jusqu’au plafond. Sa famille, venue d’Alep, est originaire de Sassoun, région située au nord-est de la Turquie. "Ma famille est dans le commerce des denrées alimentaires depuis 1880 et possédait des moulins à eau à Alep", se souvient-il. "Mon père s’est établi au Liban en 1974. Notre nom de famille est dérivé du mot khan ou marché. Les mélanges d’épices que je propose sont des recettes familiales."

"Le travail que ces épiciers accomplissent est un outil pour préserver et entretenir leur histoire et leur mémoire", affirme Arpi Mangassarian.
Bien que la rue Maraash affiche principalement les couleurs du drapeau tricolore arménien et que les signalisations et les enseignes soient en langue arménienne, Bourj Hammoud a un tissu social riche. Sa population compte, en plus des chrétiens non Arméniens, des chiites, des kurdes, des réfugiés syriens et une multitude de travailleurs migrants. Avec environ 150 000 habitants, selon les données de la Banque mondiale, elle est un espace vivant de coexistence.