Qui sont-ils ces gardiens de notre mémoire? Ces traqueurs de l’hier? Ces traceurs du temps? Qu’est-ce qui les anime tant? Portraits hauts en couleurs de ces amoureux du noir et blanc.

"Une place pour les rêves; mais les rêves à leur place."*

Tout a commencé par un retour aux sources. 1975, la guerre atteint de plein fouet les quartiers limitrophes du centre de la ville, du cœur battant de Beyrouth, de cette coexistence qu’il fallait absolument commencer par anéantir. De son enfance à Ras el-Nabeh dans la maison familiale, Fadi Ghazzaoui conservera les odeurs. Celles caractéristiques des lieux qui racontent des histoires.

Partir était la seule solution alors pour sa famille qui se retrouvait sur une ligne de front. Ligne, front, démarcation, francs-tireurs, tous ces nouveaux mots qu’il a fallu absorber et qui ont pris petit à petit Beyrouth en tenailles. Le petit garçon a 10 ans, l’âge des découvertes et de la vie-aventure. Il partira donc. De la guerre, il n’en connaîtra que des bribes partageant sa vie entre le Liban et l’étranger, essayant comme tant de Libanais de vivre sans le bruit des bombes. La maison des grands-parents dormira sans lui. Mais on revient toujours et, quand il se marie, Fadi s’installe à nouveau dans son quartier maintenant apaisé. Ras el-Nabeh, ses puits, ses rues fleuries, ses vieilles maisons beyrouthines. Ses transformations également, urbaines et démographiques. De son travail dans la publicité, Fadi Ghazzaoui sait combien sont importants les mots et les images. La curiosité aussi, l’envie de savoir. "Quelle est donc l’histoire de la maison où j’habite?" Au Liban, souvent, on se contente de vivre. De nos longues années de guerre et de destructions, nous avons gardé cette urgence de rattraper les jours, les heures, les minutes, dans une espèce de frénésie chaotique, éclatante de vie et de couleurs. Mais nous avons souvent aussi oublié de démêler les écheveaux de la mémoire. Notre histoire pourtant est belle et riche. Et la connaître, l’aimer et la transmettre permettrait de défendre et préserver. Nous préserver également. Et nous unir.

Mais revenons à Fadi qui, dans ses questions sur sa maison, sa rue et son quartier, ne reçoit pas beaucoup de réponses. Comme si la perte de mémoire avait accompagné la perte de repères que la guerre avait causée. Mais le jeune homme est coriace, têtu et surtout très curieux. Et c’est là où véritablement tout commence. Les recherches, les collectes d’informations, les rencontres, les échanges deviennent réguliers. Il apprend donc qu’avant la maison familiale se dressait là un palais construit par son grand-père et détruit lors du tremblement de terre de 1958. Il apprend aussi que sa rue a changé trois fois de nom, passant de rue Saydé Khadigé à Bir el-Saydé pour finir, à la suite d’une erreur de typographie, rue Sayd Khadig. Mais qui s’en rappelle encore?

La curiosité s’attise. La collecte d’archives va commencer. Grâce aux réseaux sociaux et notamment Facebook, Fadi Ghazzaoui va rencontrer des collectionneurs, des fous de Beyrouth, des archivistes invétérés, des historiens insatiables. Et, comme par un juste retour des choses, comme pour exorciser la guerre débutée au centre-ville et étendue comme une tache d’huile sur nos lieux de vie, il va remonter le cours de l’histoire pour aboutir, perplexe et fasciné, place des Martyrs, là où tant de choses ont commencé. Lieu de convergence, agora du peuple, place ouverte à toutes les éventualités, il faut dire que cette place a de quoi raconter.

Très vite l’idée de regrouper toutes les informations possibles sur cette Sahet el-Bourj (place el-Bourj) dans un livre devient une obsession et une course contre la montre. Vieux livres, guides anciens, cartes géographiques, plus de 12.000 documents photographiques, cadastre de toutes les époques, Fadi Ghazzaoui devient insatiable et intarissable. Le livre est en marche. La place a beaucoup à dire. Surtout sur son évolution. Passionnante comme sait l’être le destin de ce Beyrouth agité.

La thawra trouvera aussi sa place dans cette place et gèlera pour un temps le livre et sa préparation. Fadi Ghazzaoui fonde avec des amis Initiative Ras el-Nabeh, un collectif pour aider plus de 500 familles de son quartier. Une solidarité nécessaire pour ne pas sombrer. Le livre presque achevé est en suspens, mais les recherches continuent parce que, nous l’avons j’espère tous compris, raconter notre histoire et la transmettre est un des moyens les plus puissants pour ne pas se laisser délester de notre identité.

Voici, montrée par Fadi Ghazzaoui, l’évolution de cette place des Martyrs, centre de toutes les passions.

 

*Robert Desnos