Qui sont-ils ces gardiens de notre mémoire? Ces traqueurs de l’hier? Ces traceurs du temps? Qu’est-ce qui les anime tant? Portraits hauts en couleurs de ces amoureux du noir et blanc.

Tout a commencé lorsque, tout petit garçon, Marc Chelhot avait l’habitude de se blottir contre son père tous les soirs et de regarder avec lui les photos de famille. On vient tous de quelque part et, dans notre région du monde, les déplacements forcés, les exils provoqués, les arrachements à nos terres natales sont légion.
Et souvent de "ces vies d’avant", de "ces paradis disparus", il ne reste que des réminiscences, des nostalgies, des odeurs, des goûts, quelques objets et surtout des photos. Comme des témoins inaliénables que les beaux jours ont existé. Comme des marqueurs indispensables pour ne pas perdre en chemin la trace de ces racines. Car "la famille est le véritable roman de l’individu". Et, cela, Marc Chelhot l’a très vite compris.

Troisième enfant de la famille, né au Liban en 1975, il ne se lasse jamais des histoires de l’enfance et de la jeunesse de son père et de sa mère, tous deux marchands et fabricants de tissus, contraints de quitter leur ville natale, Alep, en 1965. Mais, comme souvent, ceux qui ont eu le cœur arraché d’avoir quitté une vie pour une autre ont ce mélange de pudeur et de tristesse qui ne dévoile pas grand-chose des histoires de famille.
Alors comme Françoise Dolto l’avait suggéré, inéluctablement nous portons en nous les souvenirs de nos parents et de nos ancêtres, et Marc a décidé d’aller les chercher là où ils sont. Rencontres, témoignages, recherches, visites des lieux, de Mardin, à Alep, en passant par Istanbul, le Caire, jusqu’aux origines lointaines, la Mésopotamie, Marc Chelhot remontera jusqu’en 1515 dans un arbre généalogique témoin comme d’autres arbres généalogiques des pérégrinations de tant de familles de la région.

Et la quête va se poursuivre. Dans les villes, sur les chemins, dans les lieux d’origine mais aussi de passage, au sein de la famille, de lointains cousins, mais aussi dans les foires et sur Internet. Cartes postales, cartes géographiques, livres, photos, témoignages de Mardin à Alep, puis Beyrouth, le jeune homme ne s’arrête plus. Si le fil conducteur reste les origines familiales, les recherches vont dans tous les sens comme en perte de boussole pour retrouver le chemin de l’histoire du clan Chelhot.

C’est certainement les trop nombreux silences de son père, son rituel quotidien des photos vues et revues, froissées et défroissées, tristes et heureuses, parlantes et trop silencieuses, témoins mais aussi victimes qui ont lancé Marc sur les chemins de la caravane familiale, ainsi que sa curiosité des faits d’histoire et somme toute la richesse de cet héritage de cette région du monde si agitée. Si douloureuse aussi mais quand on vient de tant de pays, de tellement de cultures, quand on vit des choses aussi fortes, on n’a souvent pas d’autre choix que d’aller affronter les histoires du passé.

Le fils et petit-fils devenu collectionneur passionné de plus de 4.000 cartes postales et photos du périple géographique s’est retrouvé également le dépositaire des documents de la famille parce que la généalogie et la génétique sont si liées que cela régit souvent nos conditionnements du présent. Alors cousins et tantes, oncles et lointains parents, à Alep et à Beyrouth, se sont confiés, lui ont raconté et ont contribué à rassembler patiemment les pièces de ce puzzle géant de toute la famille éclatée sur différents continents.
Et dans le visage des ancêtres, même un peu jaunis, même un peu lointains, même de plus en plus flous et loin, se cache notre propre histoire, ces fameux liens transgénérationnels qui défient toutes les géographies, qui traversent toutes les temporalités et que l’on retrouve, des années et des années plus tard, dans nos propres miroirs.

Mossoul, voisine de Ninive berceau des civilisations et conquise à maintes reprises, a été un pôle commercial majeur au carrefour des routes des caravanes et réputée entre autres pour ses tissus fins de coton. Cette carte postale est digne d’un conte des Mille et une nuits. (Édition Sarrafian, collection Marc Chelhot)

Mardin, haut lieu du peuple syriaque pendant plusieurs siècles, se trouvera conquise à tour de rôle par les Arabes, les Mongols, puis les Ottomans à partir de 1516. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, Mardin sera majoritairement chrétienne et paiera fort les massacres commis par les occupants de l’époque ainsi que pendant la Première Guerre mondiale. Notre aïeul sentant le vent tourner quitte Mardin en 1515 direction Alep… (Édition Sarrafian, collection Marc Chelhot)

Jusqu’au tout début du XXe siècle et malgré le développement de moyens de transports, les caravanes d’Alep vers Constantinople sont toujours d’actualité. Mon arrière-grand-père utilisera ce moyen de transport pour vendre sa production de tissus à Constantinople. Il y allait toutes les semaines et cette photo en est témoin. (Édition Derounian, collection Marc Chelhot)

Sous mandat français et à l’instar des autres villes du levant, Alep s’est aussi développée et, petit à petit, le style européen remplacera les habits traditionnels et le tarbouche. Cette photo en est un exemple avec les différents moyens de locomotion (de l’âne au tramway à la voiture au fond) d’une part et l’évolution vestimentaire avec à gauche le style européen et plus à droite le style traditionnel. À elle seule cette photo représente un pont entre le passé et l’avenir. (Édition Derounian, collection Marc Chelhot)

Dans un des souks d’Alep, la famille possède son magasin et son entrepôt. Sur cette photo prise en 1935, on aperçoit mon père qui prépare les commandes des clients. (Khan Myassar, Anonyme, collection Marc Chelhot)

La première carte postale connue d’Alep éditée fin du XIXe siècle. (Otto Giers, collection Marc Chelhot)

La famille s’installera à Beyrouth progressivement à partir des années 1940… jusqu’à présent, mais subira son éparpillement aux quatre coins du globe avec la guerre civile libanaise… (Édition Poste autrichienne, collection Marc Chelhot)