Dans ces temps où le pays nous échappe chaque jour un peu plus, comme une urgence de retourner vers nos fondamentaux, de retrouver nos nécessaires, de se reconnecter avec nos monuments, vestiges, richesses, fiertés nationales, en deux mots, récupérer notre territoire.

Durant le mois de mars où la guerre a occupé tous les esprits, réveillant les craintes des uns, surprenant les autres, atteignant de plein fouet les notions d’humanité, la Journée de l’alphabet est passée tout à fait inaperçue. C’est pourtant bien au Liban qu’on devrait célébrer cet outil magnifique qui a permis aux hommes de s’élever bien au-dessus du statut de simple créature. Alors comment ne pas aborder ce mois d’avril sans un petit retour sur cette journée qui aurait dû résonner dans tout le pays avec un hommage à ces hommes traits d’union entre l’Orient et l’Occident, ces aventuriers précurseurs, ces Phéniciens si dynamiques qui ont donné à l’humanité le bien le plus précieux: l’alphabet?

Vingt-deux lettres, des consonnes, qui ont changé la compréhension du monde. Dès le premier millénaire avant J.-C., pour faciliter leurs échanges commerciaux, les Phéniciens ont utilisé un alphabet phonétique dérivé du cunéiforme avant de devenir linéaire, se lisant de droite à gauche. C’est ce qui transparaît dans les nombreux vestiges de l’époque, principalement à Byblos et à Sidon. Sans oublier l’apport des chiffres, autre invention phénicienne si l’on en croit Van Dan Brandin spécialiste de la Phénicie.

La découverte majeure du sarcophage d’Ahiram avec son inscription aussi claire que nette gravée mille ans avant J.-C. a définitivement consacré Byblos ville de l’alphabet. Cette épitaphe écrit par Ittoba’al, fils d’Ahiram, sous forme d’une menace ou d’un avertissement, et qui contient à deux lettres près l’ensemble de l’alphabet, était destiné à protéger la sépulture de la convoitise des pilleurs. On peut y lire: "Sarcophage qu’a fait Ittoba’al, fils d’Ahiram, roi de Byblos, pour Ahiram son père, afin qu’il repose pour l’éternité. Et au roi parmi les rois ou gouverneur parmi les gouverneurs ou chef d’une armée montée contre Byblos, qui ouvrirait ce sarcophage, que le sceptre de sa souveraineté soit brisé, que le trône de sa royauté soit renversé et que la joie s’enfuit de Byblos."

Sidon a également livré un joli nombre d’inscriptions phéniciennes dont la plus importante est celle qu’on trouve sur le couvercle du sarcophage d’Eshmun’azor qui daterait des environs de 500 av. J.-C. et dont les lettres clairement dessinées auraient servi, d’après Pierre Bordreuil, de modèle pour la fonte des caractères phéniciens de l’Imprimerie nationale de Paris. Ce monument se trouve aujourd’hui au Louvre, alors que celui d’Ahiram se laisse contempler au Musée national de Beyrouth.

C’est néanmoins une stèle sur laquelle est gravée un texte bilingue gréco-phénicien située sous d’autres cieux, à Malte, qui a permis au Français l’abbé Jean-Jacques Barthélémy de déchiffrer en 1764 cet alphabet. Aleph, tête de bête cornue dont l’œil est marqué par un point; Beth, la maison; gimel, le chameau; daleth, la porte; he, le battant; wâw, l’hameçon; zayin l’arme; heth, le mur; peth, la roue; yodh, la main; kaph, la paume; lamedh, le bâton; mem, l’eau; nun, le serpent; samekh, le poisson; ayin, l’œil; , la bouche; sãde, le papyrus; qōph, le singe; rēs, la tête; šin, le soleil; et taw, la marque. Le génie dans la simplicité.

Dès lors, c’est grâce aux nombreux déplacements des Phéniciens, commerçants zélés et navigateurs intrépides, que l’alphabet va se développer et se répandre en Méditerranée orientale donnant naissance à l’alphabet grec avec l’adjonction de voyelles. Il inspirera également l’alphabet araméen, hébreu et arabe.
Il ne restera pas beaucoup de la littérature phénicienne, les hommes en ce temps-là étaient beaucoup plus dans le mouvement que dans le statisme et la préservation. Quelques ouvrages retrouvés, des stèles et des inscriptions, des poinçons et des épitaphes… Mais, heureusement, charriés par cette brise méditerranéenne qui abreuve nos côtes, il reste les fantasmes et les légendes.

Celle d’Europe, princesse tyrienne, fille d’Agénor, roi puissant, bon et juste. Sa beauté était réputée et elle avait une peau d’une blancheur si lumineuse que tout le monde en était ébloui. Elle était douée pour tout et jouait merveilleusement de la flûte. Attiré par son chant mélodieux, Zeus, le dieu des dieux, maître de la foudre, vint la regarder chanter. Aussitôt, il tomba fou amoureux d’elle, mais comment faire? Il était dieu et elle était mortelle. Mais Zeus n’arrivait pas à oublier la beauté enchanteresse de la belle Europe.

Un jour que la jeune fille se promenait sur les plages de sable blanc de Tyr, elle vit un spectacle qui la laissa sans voix. Un magnifique taureau d’une blancheur éclatante doté de cornes dorées qui brillaient sous le soleil la regardait tranquillement. C’était l’animal le plus magnifique qu’elle avait jamais vu. Europe adorait les animaux et surtout les taureaux et les vaches. Elle s’approcha doucement de l’animal et lui caressa le museau. L’animal l’invita à grimper sur son dos. La belle ne résista pas à l’invitation et se hissa sur son dos. À peine était-elle montée sur lui que le taureau l’emporta dans les airs car c’était en réalité Zeus qui avait décidé d’enlever sa belle. Elle disparut sous le regard affolé des gardes qui coururent avertir le roi.

Fou de douleur, Agénor envoya chercher son fils Cadmos et lui demanda de tout faire pour retrouver Europe. Il lui dit: "Ne reviens pas sans elle, je ne te le pardonnerai pas." Alors Cadmos s’en fut. Il se dirigea vers Rhodes, vers la Grèce. Mais personne ne savait où était Europe et surtout qui l’avait enlevée. Résigné et triste, Cadmos ne pouvait rentrer chez lui car il avait fait la promesse à son père de ne pas revenir sans Europe.

Fou de rage, il entendit parler d’un dragon qui terrorisait toute une région de Grèce. Il réussit à vaincre le dragon et créa la ville de Thèbes. Là, il transmit son savoir phénicien et surtout cet alphabet aux Grecs qui l’adaptèrent et le répandirent dans toute l’Europe. Plus tard, il apprit qu’Europe avait succombé au charme impétueux de Zeus et qu’elle vivait très heureuse quelque part entre le ciel et la terre au-dessus du continent à qui elle donna son nom.

Aujourd’hui près de Tyr sur la route, une stèle raconte l’histoire de Cadmos.

Sommes-nous tous les descendants de ce peuple extraordinaire et si vivant qui a tant donné au monde d’inventions qui relèvent du génie et qui ont fait avancer histoire et géographie? Peu importe finalement, car ce qui est fondamental, c’est de ne pas oublier la prospérité et l’intelligence de nos villes côtières et surtout de continuer à raconter nos légendes, ciment d’un imaginaire collectif qui, s’il ne remplace pas l’histoire avérée, aura le mérite de nous faire redresser la tête.

 

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