À quelques kilomètres seulement de la côte, des ruines de maisons éparses, avec leur treillis de vigne, détonnent avec l’étalement urbain limitrophe. Une légère brise souffle en cette fin de journée d’automne et fait frémir l’herbe haute et encore sèche qui cache à peine des squelettes de murs en pierre. À la sortie de Amchit, au nord de Beyrouth, une route étroite serpentant à travers des collines verdoyantes, mène à Bjerrine, un petit village centenaire, abandonné du temps de la Grande famine de 1914-1918.
Niché à 150 mètres d’altitude et surplombant la mer, Bjerrine n’est cependant accessible qu’à pied à partir de la localité voisine de Hbaline. Témoin d’une période sombre de l’histoire du Liban, celle de la Grande famine qui avait décimé la population du Mont-Liban, notamment dans les cazas de Jbeil et du Kesrouan, et qui est presque inexistante dans les manuels libanais d’Histoire, ce hameau reste vivant dans les légendes urbaines et l’imaginaire de la population environnante. Pourtant, il n’a jamais fait l’objet d’une documentation officielle sérieuse.
À Hbaline, un groupe d’habitants discute sur la terrasse d’une maison en pierres. Il nous indique le chemin à suivre, sans lésiner sur les détails. C’est que l’itinéraire est compliqué et les cartes géographiques numériques ne permettent pas d’accéder facilement au village fantôme.
La promenade dure près de trente minutes à travers des champs de vergers et d’oliviers, avec pour toile de fond un ciel bleu si bas qu’il rappelle les villages suspendus de Grèce et de Chypre. Une odeur de sauge sauvage embaume l’air. Au loin, Bjerrine surgit, flottant entre deux vallées. On marque une pause. Le village semble inaccessible. Un ravin aux versants raides l’isole du sentier, lui conférant une vision irréelle. Pour y arriver, il faut le contourner et longer des plantations en terrasse.
Les vestiges d’une douzaine de maisons et d’une petite église s’étendent à pleine vue sur un plateau étroit avec la mer pour horizon. Des rochers calcaires parsèment les lieux. Des caroubiers et des arbres sauvages s’élèvent de l’intérieur de ce qui reste des habitations sans toit. Les cadres des portes et des fenêtres encore debout révèlent les caractéristiques des vieilles maisons de ce village : une pièce ouverte multifonctionnelle et des niches murales pour le stockage de la nourriture.
L’église du village possède une structure carrée tout aussi simple. Une voûte fait figure d’autel. Elle abrite des effigies de saints laissés par les visiteurs. Ornement d’un chandelier désormais inexistant, une moulure au plafond en forme d’étoile est encore visible. Une fontaine, des pressoirs à olives et des tombeaux couverts d’arbustes sauvages parsèment le village d’environ 1 500 mètres carrés.
Des randonneurs explorent les lieux. Eux aussi sont attirés par le village fantôme. Ils n’hésitent pas à partager son histoire. La légende veut que pour échapper à la faim, les habitants quittèrent leurs maisons et prirent la mer. Sauf que leur sort reste inconnu. Selon certains récits, leur bateau aurait coulé. D’après d’autres histoires, ils auraient réussi à atteindre les États-Unis ou le Brésil, où ils se seraient établis.
" Enfant, j’écoutais mes aînés raconter la tragédie de Bjerrine ", se souvient Simon Merched Nehmé, 90 ans, habitant du village voisin de Gherfine. " La famine qui a frappé le Mont-Liban durant la Première Guerre mondiale a poussé les habitants du hameau à fuir leurs maisons, raconte-t-il. Ils se sont rendus dans différentes parties du monde. Ils ne sont jamais rentrés. "
Au fil du temps, les légendes autour du village fantôme se sont amplifiées, au point que des parents n’hésitaient pas à menacer leurs enfants turbulents ou désobéissants de les " abandonner à Bjerrine " s’ils se conduisaient mal.
Un mémorial à ciel ouvert
Intrigué par l’histoire du village, Timour Azhari, journaliste, a essayé de percer le mystère centenaire. Il consulte à cet effet les registres de l’église de la localité et découvre ainsi que Bjerrine était un village agricole qui se consacrait principalement à la culture du blé, du tabac, d’oliviers, ainsi que de mûriers pour l’élevage du ver à soie, étant donné que la production et l’exportation de la soie étaient très courantes à l’époque et qu’elles faisaient la réputation du Liban. Mais l’enquête s’arrête malheureusement là. Timour Azhari découvre que le délégué de l’Église maronite, dépêché à Bjerrine en 1932, avait écrit dans son rapport sur le village abandonné qu’il venait d’inspecter : " Les habitants de Bjerrine sont morts pendant la guerre. Il n’y a plus rien à noter ".
Christian Taoutel, historien et chef du département d’histoire à l’Université Saint-Joseph, avance une autre hypothèse : les habitants pourraient bien avoir quitté leur village avant même la Première Guerre mondiale. Et pour cause : les mauvaises récoltes auraient eu raison de leurs moyens de subsistance.
Quoi qu’il en soit, et malgré l’étendue de la catastrophe née de la Grande famine, aucun monument officiel ou public n’a été dédié aux victimes de cette tragédie. Seul un mémorial a été érigé à la rue de Damas à l’initiative de Christian Taoutel, détenteur de la plus grande collection d’archives sur la grande famine et auteur de l’ouvrage *Le peuple Libanais dans la tourmente 1914-1918*. Il n’a jamais été officiellement inauguré.
Si l’énigme que représente le sort des habitants de Bjerrine persiste, c’est en grande partie à cause d’une négligence certaine au niveau d’une documentation sérieuse sur les conséquences de la Première Guerre mondiale sur cette région située à la périphérie de l’Europe. Pour l’historienne Mélanie Tanielian, le manque d’études consacrées à cet événement le classe dans la catégorie des " connaissances culturelles différentielles " qui perdurent uniquement dans la mémoire civile.
C’est grâce à elle que le souvenir des habitants de ce hameau reste vivace et que le village fantôme garde tout son attrait. Suspendu entre ciel et terre, les légendes qui l’entourent et les vestiges d’un passé énigmatique lointain lui confèrent un caractère spectaculaire, voire envoûtant, lorsqu’on s’y rend pendant que le soleil rougit et s’apprête à plonger dans la mer.