“Il convient d’aider Le Liban à redynamiser sa scène sunnite et d’inciter à une participation aux prochaines élections législatives, notamment après la décision de l’ancien Premier ministre Saad Hariri de suspendre l’action politique de son parti.”

C’est munie de ce message de l’administration Biden que la sous-secrétaire d’État américaine aux Affaires du Proche-Orient, Yael Lempert, s’était rendue durant la première semaine de février à Riyad, où elle s’est notamment entretenue avec le chef de la diplomatie saoudienne, Adel al-Jubeir.

La réponse saoudienne était la suivante: ”Nous ne sommes pas concernés pour l’instant. Nous sommes prêts à sortir le Liban de sa crise économique, à condition qu’il mette en œuvre le cahier des charges que le Koweït a transmis aux dirigeants libanais, en réclamant une réponse écrite claire. Nous attendons toujours la mise en œuvre des promesses formulées dans la réponse officielle libanaise. Le Liban doit s’empêcher concrètement d’être le point de départ d’actions hostiles aux pays du Golfe, notamment à l’Arabie saoudite, et le Hezbollah ne doit pas s’ingérer dans les affaires de ces pays au service de l’agenda iranien. "

Face à cette réplique, Washington s’est alors tourné vers Paris, en espérant que le président français Emmanuel Macron puisse trouver une solution avec son homologue iranien, Ebrahim Raïssi, compte tenu des relations entre les deux pays et avec le Hezbollah. Le parti chiite a aussitôt affirmé qu’il souhaitait que les élections législatives aient lieu dans les délais impartis, conformément à ce que le président de la Chambre Nabih Berry avait dit sur la nécessité de tenir ce scrutin “sans une minute de retard”.

Les ambassadeurs de France, Anne Grillo, des États-Unis, Dorothy Shea, d’Égypte, Yasser Allaoui, entre autres, ont fait le tour des personnalités et des forces politiques dans diverses régions pour exhorter les citoyens à se rendre massivement aux urnes, avec le message suivant à la clef: “Si vous voulez un changement, élisez ceux qui seront capables de le mettre en œuvre.”

Le repli sunnite et ses retombées

En dépit de la pression internationale en faveur de la tenue des élections, le sort de l’échéance reste ouvert à tous vents, en raison de plusieurs facteurs. Au plan extérieur, des forces politiques hypothèquent le dossier libanais au profit de l’agenda de l’Iran et attendent le mot d’ordre de Téhéran, qui, contrairement à ce que prétendent les responsables du parti chiite, exploite bel et bien le dossier dans le cadre des négociations de Vienne,

Une autre crainte des responsables porte sur le repli sunnite après la décision de l’ancien Premier ministre Saad Hariri de ne pas prendre part aux élections législatives et ses éventuelles répercussions sur la scène politique locale, de sorte qu’il y ait une dispersion sunnite similaire à celle qui a suivi chez les chrétiens la décision de boycotter les législatives de 1992. Comment ce vacuum sera-t-il rempli? Par les dépôts des fondamentalistes sunnites proches du Hezbollah, ce qui donnerait un prétexte en or à la milice chiite pour garder ses armes.

N’est-ce pas d’ailleurs à cette fin que le moindre incident qui se produit au Liban-Nord est monté en épingle par les partisans et alliés du Hezbollah? Ne cherche-t-on pas à tout faire pour ramener le groupe dit “État islamique” sur le territoire national? N’est-ce pas la formule rêvée pour tenter de s’attirer de nouveau les faveurs de la communauté internationale, comme l’avait fait Bachar el-Assad au début de la révolution syrienne, en libérant les prisonniers extrémistes de ses geôles pour qu’ils puissent s’organiser et ouvrir les portes de l’enfer, lui offrant auprès de l’Occident l’image du protecteur attitré des minorités en péril? Une résurrection de Daesh n’aiderait-elle pas la " résistance” à redorer le blason face aux demandes d’appliquer la résolution 1559 et 1701 du Conseil de sécurité, dans le cadre d’une nouvelle montée aux extrêmes préméditée et préfabriquée?

Tous ces éléments expliqueraient la visite du commandant en chef de l’armée, le général Joseph Aoun, auprès des dignitaires religieux sunnites de Tripoli, afin de les mettre en garde de ne pas tomber dans le piège de la discorde que certains souhaitent leur tendre. La mission de la troupe n’est-elle pas de protéger le pays et ses habitants contre tous les complots qui se trament contre eux? Pourtant, la visite positive du général Aoun dans la grande ville du Liban-Nord a provoqué a contrario une campagne contre l’armée et son directoire, accusés par le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, d’être à la solde des Américains. Une fois de plus, comme du temps des " lignes rouges” qu’il avait dressées contre l’armée à Nahr el-Bared, en 2007, le Hezbollah se montre gêné par les tentatives de l’institution militaire d’étouffer toute montée en puissance des extrémistes sunnites dans le Nord… Même si cette fois l’objectif de l’attaque était également de mettre des bâtons dans les roues de Joseph Aoun à quelques mois de l’élection présidentielle.

Face à la complexité de la scène sunnite et des velléités du Hezbollah d’y combler immédiatement le vide laissé par Saad Hariri, l’ambassadeur d’Égypte mène une mission complémentaire de l’initiative koweïtienne. Aussi s’est-il rendu à Dar el-Fatwa, où le mufti de la République Abdellatif Deriane lui a affirmé qu’il n’y aurait pas de boycott sunnite des élections, malgré l’impact de la décision de M. Hariri sur la rue. Le diplomate égyptien a également rencontré les anciens Premiers ministres Fouad Siniora et Tammam Salam pour les exhorter à participer au prochain scrutin, mais ces derniers ont souligné qu’ils ne prendraient pas de décision avant l’arrivée à Beyrouth du chef du Courant du Futur à l’occasion du 14 Février. Confrontés à un appel à une remobilisation des troupes abattues et désabusées, les deux anciens présidents du Conseil ont justifié leur position en rappelant qu’une telle dynamique ne saurait être possible sans un soutien extérieur du monde arabe. La participation aux élections a besoin de trois facteurs: un soutien, une machine et des chevaux de course. Or les trois sont indisponibles à l’heure actuelle, ont souligné les anciens Premiers ministres, qui ont appelé Le Caire à régler ce problème et à rétablir l’équilibre rompu sur la scène locale, comme le souhaite déjà le président de la Chambre Nabih Berry.

L’excuse des “fonds insuffisants”

Mais les appréhensions ne sont pas uniquement liées au sentiment de frustration sunnite. Au rang des facteurs qui pourraient empêcher les prochaines législatives d’avoir lieu, il y a aussi les propos tenus par le président de la République Michel Aoun. “Je n’ai pas peur que le scrutin n’ait pas lieu dans les délais. J’ai déjà donné mes directives dans ce sens. Si elles n’ont pas lieu, ce sera la responsabilité du ministère de l’Intérieur, qui semble dire qu’il n’a pas suffisamment de fonds pour organiser les élections. Je fais partie de ceux qui savent le mieux qu’il n’y a pas de fonds, non seulement pour la tenue du scrutin, mais pour n’importe quoi. C’est pourquoi je pourrais avoir des craintes concernant la possibilité que l’échéance ne puisse pas avoir lieu”, a ainsi affirmé le chef de l’État.

Des milieux souverainistes estiment que les propos de M. Aoun comportent des indices clairs que les élections n’auront pas lieu en dépit de l’insistance de la communauté internationale et de l’opinion publique libanaise, ainsi que de l’opposition, de la société civile et des groupes de la révolution. Le prétexte de l’argent est risible. Il constitue soit un appel du pied aux capitales de décision pour renflouer les caisses de l’État libanais à la veille de l’échéance électorale, soit une tentative de torpiller le scrutin pour le compte des parties qui risquent de se retrouver lésées par les résultats.

Les propos du président Aoun ne sont pas un présage de bon augure. Le ministre de l’Intérieur a d’ores et déjà informé le comité de supervision des élections qu’il attend l’approbation du budget pour en réserver la part relative à cette instance. De sources bien informées, le budget alloué aux élections ne permettrait pas de couvrir les dépenses administratives, sécuritaires et militaires nécessaires à la tenue du scrutin. Le Liban compte ainsi sur les aides des institutions internationales. Des sources proches du ministère de l’Intérieur précisent dans ce cadre que le facteur argent est fondamental pour la tenue de l’échéance électorale, que ce soit pour l’État ou les candidats. Ceux qui parient sur le soutien de l’étranger aux associations de la société civile pourraient déchanter rapidement face à la méfiance des organismes internationaux, de moins en moins convaincus en raison de l’absence de responsabilité et de patriotisme global.

Mais il y a fort à parier que tout cela ne soit que de la poudre de perlimpinpin destinée à saboter le processus électoral. Sauf que le Hezbollah, qui est dans le collimateur de la communauté internationale, hésite à se lancer dans l’aventure du torpillage des élections, compte tenu des retombées supplémentaires que cela pourrait avoir sur lui. Le parti connaît le risque de perte substantielle des sièges qui pourrait avoir lieu dans les rangs de ses alliés chrétiens. Aussi cherche-t-il déjà à compenser ce recul en s’assurant un bloc sunnite qui serait sous sa coupe et qui pourrait “dépasser les dix députés”, selon des sources proches de la banlieue-sud. Le Hezbollah compte par ailleurs obtenir dix députés pour lui seul, sans ses alliés. La loi électorale qui avait déjà servi à verrouiller la communauté chiite en 2018, devrait achever cette fois de démanteler et recomposer le paysage politique libanais selon le bon vouloir de l’Iran. Aux côtés des deux grands blocs attendus, celui des Forces libanaises et celui du duopole chiite Amal-Hezbollah, le nouveau Parlement sera vraisemblablement fragmenté en indépendants et personnalités issues de la société civile, avec lesquels le Hezbollah affirme pouvoir composer pour former un groupe suffisamment grand pour dicter sa vie politique au pays. Pourtant, il ne pourra pas imposer le nouveau président de la République comme en 2016, dans la mesure où le profil du chef de l’État sera déterminé dans un cadre stratégique plus global, au sein duquel le parti chiite n’est qu’un des protagonistes, primus inter pares, le premier parmi ses pairs.

“Le Liban n’a pas conscience de la gravité de sa crise. Il compte sur les autres pour résoudre ses problèmes sans faire lui-même ce qui est demandé, dans un contexte de poursuite des incessantes querelles intestines entre ses chefs, même aux dépens de l’intérêt du pays”, indique une source diplomatique occidentale. Un exemple de cela serait la position des dirigeants libanais face à la proposition de l’émissaire américain Amos Hochstein, chargé de trouver un compromis à la question du tracé des frontières maritimes entre le Liban et Israël. Loin de s’entendre sur une posture commune, les responsables se sont au contraire échangés invectives et accusations.

Les regards seront tournés le mois prochain sur les sommets de l’Union européenne et de la Ligue arabe, ainsi que la séance du Conseil de sécurité de l’ONU réservée au Liban. L’avenir des prochaines législatives en dépend sans doute… à la lumière également – ou à l’ombre? – des résultats des négociations de Vienne.