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Le dimanche 17 décembre 2023, la galerie Alice Mogabgab à Beyrouth a accueilli le lancement de Beyrouth, de verre et de couleurs, un ouvrage de Houda Kassatly. Ce livre de 260 pages, paru aux Éditions Al-Ayn, explore l’usage du verre coloré dans les maisons historiques de Beyrouth.

Les photographies, prises avant et après la double explosion du 4 août 2020, illustrent des arcades, des baies, des fenêtres et des portes, serties de verre coloré, témoins d’un passé lumineux et d’un présent tragique, avec l’espoir d’un avenir meilleur. Houda Kassatly, à travers une variété de motifs et une richesse de couleurs, présente un patrimoine exceptionnel. Alliant son regard minutieux d’anthropologue observatrice à son élan d’artiste à l’œil d’aigle, Houda Kassatly, ayant grandi en plein Beyrouth durant les guerres, s’est instinctivement tournée vers les maisons.

Les maisons de Beyrouth reflètent la fragilité de la beauté. Munie de son objectif, la photographe voit et capture. Prête à revenir maintes fois sur ses pas, elle s’acharne à saisir la lumière au bon moment, dans l’espace repéré. Le soleil de Beyrouth ne l’a jamais déçue. Malgré tous les départs qu’a connus la ville, ceux des amitiés précieuses d’antan et des êtres, le soleil est toujours au rendez-vous. Pour elle, les verres colorés, témoins d’un héritage culturel, réfléchissent la même lueur dans cette ville meurtrie; "pourquoi devrait-elle changer?" Dans un travail minutieux de chercheuse, l’artiste transcende les cicatrices de la guerre, bien que son livre garde quelques photos des maisons en ruines, en fidélité à la mémoire collective. Mais c’est vers la lumière qu’elle se tourne, celle qui pénètre les âmes meurtries, celle qui embellit les couleurs de la vie, au-delà de la mort. Au fil des pages, elle réussit à suspendre le temps.

Après l’explosion du 4 août 2020, Houda Kassatly brave sa sidération et cette envie d’abandonner Beyrouth, "de tourner la page", la même envie que celle de ses compatriotes. Toutefois, sa prise de conscience réveille en elle le "devoir de transmission" aux générations futures. Aussi, déambule-t-elle dans la ville avec sa collègue Liliane Kfoury. Loin de baisser les bras, elle braque sa caméra vers les anciennes habitations, miroir de tout un patrimoine et de "l’importance de ces verres colorés chatoyants qui dansent avec la lumière et dessinent des ombres sur le sol". Inspirée par son précédent travail avec Samir Kassir, un livre dont Joseph Tarrab écrit "ce temps où Beyrouth avait un goût de campagne", dit-elle, elle lance son nouveau projet. Elle raconte: "Je possédais des archives sur Beyrouth comprenant des diapositives sur des arcades aux vitres colorées que Johnny Tawk et Raffi Nordiguian m’ont aidée à traiter."

À la recherche de sujets, au tout début du projet, Houda Kassatly s’est plutôt penchée sur les différentes typologies d’arcades, mais très vite, deux autres thèmes se sont révélés: les portes de Beyrouth semi-vitrées avec fer forgé et l’usage du verre coloré qui habillait aussi bien les maisons modestes que luxueuses. "Les arcades, du temps où les maisons avaient été construites, n’étaient pas noyées et étouffées par les nouveaux immeubles. Cependant, indépendamment des constructions tout autour, la lumière peut toujours s’immiscer et dessiner une trajectoire vers l’intérieur", souligne-t-elle.

L’idée du livre s’est alors imposée et a abouti, après trois ans de recherche, de persistance et de travail scrupuleux. De tous ses travaux, celui des verres colorés s’étend dans la durée, mettant en lumière une "quintessence" de la création de la chercheuse-artiste, également habitante-témoin. Beyrouth, de verre et de couleurs est à l’image de cette ville détruite mille fois, et mille et une fois renaissante dans ce même espace lumineux, malgré les écorchures du temps, les saignements de la guerre et l’absence de ceux qui ne sont plus.

Son partenariat avec Alice Mogabgab, qui a toujours soutenu ses projets, a été crucial dans la réalisation de cet ouvrage: "À la différence d’autres photographes de photos conceptuelles ou d’art contemporain, mon travail relève de la photographie de patrimoine, genre qui n’était pas mis en relief. Alice a saisi l’importance de mon travail sur Beyrouth ; d’autres thèmes relatifs à l’anthropologie, à la sociologie et à la culture faisaient partie intégrante de mon travail."

Houda Kassatly incruste son art indélébile sur les pages de l’Histoire, grâce à la lumière, éphémère, mais fidèle. "Tout mon travail est lumière; elle met en relief la beauté de ces vitres colorées et sublime les intérieurs." Ainsi, elle magnifie la ville légendaire dans ses couleurs aussi variées que vives, dépasse les meurtrissures des guerres et grave les souvenirs dans les pages de demain. "La plupart des photos prises durant la guerre se focalisent sur la noirceur ou la grisaille. Dans mon parcours de photographe, j’ai toujours rencontré la couleur. Autrefois, les murs des maisons de Beyrouth étaient peints en couleurs vives", dit-elle. Son but est de retenir la richesse chromatique et la vitalité qui ont longtemps été la signature de Beyrouth. "Les vitres colorées corroborent l’impression d’une ville enjouée malgré tout son lourd vécu", affirme-t-elle. Dans le cadre du programme d’arcenciel, "Culture", dirigé par Houda Kassatly, la restauration des maisons offre une lueur d’espoir dans un contexte de difficultés économiques et de déclin urbain. Ce programme ne vise pas seulement à restaurer des bâtiments mais aussi à préserver un mode de vie, une histoire collective et un patrimoine culturel. "Il est vrai que l’on ne peut pas qualifier de joyeuse une ville meurtrie. Cependant, la restauration demeure une maigre consolation de pouvoir au moins restituer le souvenir de ce qui était", insiste-t-elle. Et de poursuivre: "Je suis sûre que Beyrouth renaîtra de ses cendres. À la suite de l’explosion, les habitants ne se contentaient pas de reconstruire leurs maisons en fermant simplement leurs vitres de manière fonctionnelle. Ils remettaient des vitres colorées, preuve de leur attachement aux prototypes des maisons beyrouthines et au patrimoine."

L’œuvre de Houda Kassatly est bien plus qu’une collection de photographies. C’est un hommage vibrant, un travail de mémoire, d’archivage, de "restauration d’une tradition vivante". C’est une résistance lumineuse, une restitution harmonieuse de ce temps serein, témoignant de ce que "Beyrouth a enduré face aux épreuves agressives du temps et des hommes". Beyrouth, de verre et de couleurs est une ode incandescente à la ville de Beyrouth. À travers son objectif, Houda Kassatly saisit non seulement des images, mais aussi l’âme d’une ville qui refuse de se laisser définir par ses tragédies.

Marie-Christine Tayah

Instagram: @mariechristine.tayah

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