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Dans un long entretien accordé à Ici Beyrouth, Paule Constant, prix Goncourt 1998 et membre de l’Académie Goncourt depuis 2013, s’exprime sur sa carrière littéraire et sa vie.

L’écrivaine Paule Constant a soutenu deux thèses de doctorat à l’université de la Sorbonne et a enseigné la littérature à l’université d’Aix-Marseille, avant de se lancer corps et âme dans l’écriture. Parmi les prestigieux prix qu’elle a obtenus: le Grand prix de l’essai de l’Académie française pour son ouvrage Un Monde à l’usage des demoiselles en 1987 et le prix Goncourt 1998 pour son roman Confidence pour confidence, édités chez Gallimard, comme tous ses livres. En 2019, la maison Gallimard réunit ses livres qui ont pour dénominateur commun l’Afrique, en un seul volume dans la collection Quarto, intitulé Mes Afriques. L’académicienne du jury Goncourt, élue à l’unanimité au couvert de Robert Sabatier, raconte à Ici Beyrouth sa carrière littéraire et sa vie.

Quand avez-vous découvert votre penchant pour l’écriture et comment l’avez-vous développé?

Mon rapport avec l’écriture a commencé avec la lecture de livres d’adulte, car en 1949, mon père était le médecin des bagnards en Afrique et chez nous, il n’y avait pas de livres d’enfants. Lire, c’est inventer et pas simplement reproduire le texte de l’auteur. Quand on lit, on y met son imaginaire, ses couleurs, on invente le livre. Lire c’est déjà écrire. L’enfant, qui ne comprend pas l’histoire, va l’imaginer. Je préfère qu’on donne aux enfants des livres pas trop historiés, pour ne pas couper l’élan de l’imagination, comme ceux de la Comtesse de Ségur, où on se suffit d’une petite vignette, chaque dix pages. Je suis une autodidacte, qui n’a été scolarisée qu’en sixième. Avant, c’est ma mère qui m’a appris à lire et à écrire, mais elle m’enseignait son orthographe à elle, avec ses fautes d’orthographe à elle. Plus tard, j’ai été placée en tant que pensionnaire chez les Dames de Saint-Cyr, qui éduquaient au dix-septième siècle, les jeunes filles pauvres ou orphelines de la noblesse. Elles avaient gardé leur costume du dix-septième siècle, avec sept mètres de traîne. (Elles ont élevé la princesse Caroline de Monaco). Elles ne m’ont rien appris, à part le latin. Les livres étaient interdits. Par bonheur, une amie m’apportait des livres de poche, régulièrement. À quinze ans, j’avais lu tout Gide, tout Sartre et Simone de Beauvoir. Mon style d’écriture a été influencé par mes études de lettres axées sur les dix-septième et dix-huitième siècles. Puis je me suis intéressée à la littérature contemporaine et j’ai obtenu des certificats de littérature anglaise (dix-neuvième siècle) et espagnole.

Cependant, vos livres parlent surtout d’Afrique…

À vingt-quatre ans, je me suis mariée avec un médecin spécialiste des maladies infectieuses, résidant à Abidjan et j’ai renoué avec la partie africaine de ma vie. Un jour, j’ai déclaré à la journaliste qui m’interviewait que j’allais écrire des livres qui se correspondent et j’ai tenu parole. Résultat, treize livres qu’on peut lire séparément, qui sont les échos des uns des autres et qui constituent mon originalité. Entre l’Afrique ancienne et l’Afrique contemporaine, je prenais le même décor et je faisais passer des personnages différents. Pour moi, tout se joue autour de l’Afrique, des enfants, de la condition féminine et du colonialisme. Mon dernier roman La Cécité des rivières est l’histoire d’un prix Nobel de médecine qui revient dans son village d’origine, où il avait souffert cruellement de la tyrannie d’un père castrateur. Les souvenirs douloureux ressurgissent. Gallimard m’a fait ce sublime cadeau de réunir mes livres africains dans un quarto, ce que peu de femmes écrivaines ont pu avoir. Avant moi, il y avait Marguerite Duras, Annie Ernaux et Camille Laurens. Cette collection est appelée La Pléiade des vivants.

Peut-on commencer la lecture au hasard, par n’importe quel roman?

Tout à fait. Je crois que mes meilleurs livres sont La Fille du Gobernator et mon dernier roman. Actuellement, je vais retravailler celui-ci et donner naissance à un nouveau roman, avec un personnage secondaire qui prend la place principale. Exemple: qu’est devenue la journaliste dans La Cécité des rivières?

Les fleuves m’ont toujours beaucoup intéressée. D’ailleurs, j’ai été la scénariste d’un documentaire pour France 2, Les Grands Fleuves racontés par les écrivains et j’avais la charge de l’Amazone. J’ai parcouru le fleuve avec un cinéaste qui s’appelle Simon Brook (le fils de Peter Brook) et on a filmé "l’infilmable". J’y ai montré une création du monde, avec l’eau se séparant de la terre et des animaux qui émergent à la fois terrestres et marins, dans une vision poétique. Comme j’aime beaucoup le dix-huitième siècle, j’ai écrit une sorte de fable, qui a inspiré un roman intitulé Le Grand Ghâpal, un conte libertin et moral sur l’éducation d’une enfant dans un couvent, où sa tante est la prieure.

Qu’est-ce que la formation au couvent des Dames de Saint-Cyr vous a donné?

Un très mauvais souvenir et je suis très anticléricale. Mais cette éducation vous donne une colonne vertébrale. Vous savez vous tenir dans la vie. Cette école a été créée par Louis XIV à la demande de Madame de Maintenon, pour les enfants des nobles tués au combat, devenus pauvres ou orphelins. C’est une œuvre de charité qui rappelle à l’épouse secrète du Roi Soleil son enfance de fille de prisonnier. Les Dames de Saint-Cyr s’engagent, comme les religieuses, à prononcer les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance et se vouent à l’éducation des demoiselles. L’école obtient un succès retentissant. Madame de Maintenon constate l’envergure dangereuse de son projet et sollicite de vraies religieuses pour éduquer "ces religieuses". Ce sont les Dames de Saint-Maur, que je vais orthographier par les Dames de "Saint-Mort", qui vont adopter le costume des Dames de Saint-Cyr et fonder des écoles un peu partout en France, destinées désormais aux jeunes bourgeoises.