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Ils sourient, débattent. Immenses sourires, jubilation déroutante face aux massacres diffusés en arrière-plan. Experts du Moyen-Orient, ils discutent, argumentent et la fascination étire leurs lèvres. Pas un instant sans sourire. Ils dissertent du Liban, comme s’ils débattaient de leur propre intelligence, de leur savoir et non des images détruites qui s’obstinent derrière leurs corps assis. Je fixe les façades, mon pays mon pays, devoir me le répéter pour reconnaître le pays; les guerres se ressemblent. Je regarde pour contourner l’impensable, accéder au réel. Ils sourient, je ne les juge pas. Après tout, on rit bien devant qui tombe, gêne ou étrange empathie. Peut-être s’agit-il d’un réflexe du même ordre.

Je recherche dans les images ce que je n’arrive pas à croire. Et un sentiment d’urgence: retourner au Liban. Être avec eux, vivre sur Terre, notre terre. En présence. Dans les rues, entre ces immeubles aux étages maintenant emmêlés. Aussi confus que mes pensées, que toute forme d’analyse déployée par ces voix expertes. Le réel, encore lui et sa puissance à contredire sens et direction. Il me faudrait marcher dans ces rues, retrouver pieds et bruits. Cacophonie des sols et des cieux lézardés. Entendre crisser les gravats, gémir le sol, comme si des âmes y étaient ensevelies, aujourd’hui par les passants piétinées. Il faudrait perdre l’équilibre sur une terre qui n’est plus homogène, se retenir de tomber à chaque instant d’asphalte éclaté. Il faudrait éprouver la fragilité des chevilles qui ne font pourtant que marcher, ce geste primaire du corps depuis qu’il tient debout. Je devrais respirer les débris singuliers du métal au béton mélangé, l’odeur de l’anéantissement. Avoir sur la langue le goût amer du soufre, de la poussière.

Ces rues ont perdu leur quartier, les quartiers ont perdu la ville, la ville a perdu ses vivants. Le pays et nous. Perte à perte de vue, de vies. Le répéter pour me dégager de la sidération qui éloigne. Éviter de trop sourire lorsque les mots échouent à s’aligner. Éluder tout sourire qui ne dit pas l’hospitalité. Je revois d’autres visages, leurs sourires immédiats me reviennent. Sur les seuils de ces mêmes immeubles aujourd’hui indifférenciés. Toutes portes ouvertes. On a toujours connu les portes ouvertes. Des habitants qui se laissent regarder, semblent nous attendre, se réjouir de nous voir. Inconnus familiers. Nous accueillent aussitôt, nous invitent à partager un café. Ou un verre d’eau. Tant de sourires que les murs arborent maintenant bouches et lèvres. On entendrait des conversations, des rires. On a l’habitude, ici les paliers existent pour être franchis, habités. Le partage, d’instinct. Chaises, tables et tasses sur les trottoirs comme bras étendus des maisons. On sait déborder simplement, comme arbres et fruits dans les airs. Naturellement presque. Toutes portes ouvertes autrement aujourd’hui; éventrées. Au point de ne plus les distinguer des balcons, des fenêtres ou des cages d’escalier; tous devenus béances sur béton.

Passer devant des portes sans porte, sans serrure, sans le sourire des femmes, sans bois, sans les cris des enfants, sans couleur, sans clé, sans café fumant, sans palier. D’autres fumées persistent par endroits. Des portes sorties de leurs gonds, exposées à la démence humaine. Le vide n’est pas silence. Quelques battants de hasard sonnent d’absurdes glas. D’ici les corps ont disparu: perdus, ensevelis, devenus éclats de pierre, poudre de sable. Bouts de membres parfois. Ou emportés par quelque survivant aimant. Des bruits parfois, mouvements entre matières et vent; leurs jeux aléatoires. Traverser les rues entre des lignées d’immeubles aux structures contorsionnées. Regarder les façades régurgiter les constructions et les habitants décimés. Et nous qui pensons passer. Regarder les portes déposer au soleil des cratères de vomis.

Traverser ces rues aujourd’hui comme l’on se pince pour croire aux rêves. Vérifier, écouter… avoir besoin de preuves. Portes, battants, fenêtres, poignées, vêtements, poupées, casseroles, murs, rideaux, tables, pierre, pierre, béton, terre partout, pierre et ferrailles. Des choses pour retrouver le tangible. Quitter l’impensable. Preuves. Voir entendre sentir. Toucher si l’on peut sans que la peau s’accroche. Traverser comme initiation au pire, sa surenchère. Il y a pire, on connaîtra toujours pire. Regarder par terre, se raccrocher au bout de nos souliers. Éviter ce que l’on scrutait volontiers du vivant des habitants: leurs vies ordinaires, la variété de leur linge pendu. Les meubles visibles de loin, la forme des chaises. Les silhouettes. On n’ose pas aujourd’hui et ce n’est pas pudeur. On traverse, par leurs visages fixés. Invités à d’autres visions: immeubles devenus portes béantes, portes forcées sur des demeures de béton. Les amas se ressemblent, partagent de mêmes ténèbres.

Eux sourient et débattent.

Site personnel : graciabejjani.fr

Chaîne vidéo : youtube.com/c/graciabejjani

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