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La réactivation soudaine du dossier de l’enquête sur l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth n’est pas anodine. Elle serait étroitement liée, selon certains milieux judiciaires, au départ à la retraite, le 22 février prochain, du procureur général près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate, mais aussi à un processus de marchandage politique, à cause duquel le dossier risque d’être classé d’une manière subtile.

Que se passe-t-il dans les coulisses du Palais de justice?

L’affaire vient de prendre un nouveau tournant, deux ans après la suspension de l’enquête en raison des multiples recours contre le juge Tarek Bitar, chargé d’instruire l’enquête sur l’explosion, et un an après le dépôt d’une plainte pour usurpation d’identité et rébellion contre la justice par le procureur de la République, Ghassan Oueidate, à l’encontre du magistrat Bitar.

Selon une source bien informée, "le concours du juge Oueidate a été sollicité par un pays européen, dans le cadre d’enquêtes sur plusieurs dossiers financiers entremêlés, à portée internationale et dans lesquels seraient suspectées des personnalités libanaises, jadis protégées par les responsables politiques". Jadis, parce qu’il semble, toujours selon cette même source, que ces derniers seraient prêts à "sacrifier les personnes qui seraient impliquées dans des affaires de blanchiment d’argent, en contrepartie de garanties pour la clôture de l’affaire du port".

Ghassan Oueidate, qui devrait quitter le Liban d’ici à quelques jours pour y revenir le 6 février prochain, comme a pu l’apprendre Ici Beyrouth, entend nommer l’avocat général Ghassan Khoury pour le remplacer durant son absence – et peut-être même assurer l’intérim à la tête de la Cour de cassation, après son départ à la retraite.

On rappelle que le magistrat Khoury avait été écarté du dossier de l’enquête, pour suspicion légitime, sur décision de la magistrate Randa Kfoury, présidente de la sixième chambre de la Cour de cassation. L’impartialité de M. Khoury avait été contestée par les avocats des familles des victimes du cataclysme du 4 août qui lui reprochaient notamment une "certaine bienveillance" à l’égard des personnalités politiques poursuivies par le juge d’instruction, Tarek Bitar.

Le dossier de l’enquête a été réactivé à la faveur de deux décisions judiciaires successives. Mardi, l’avocat général près la Cour de cassation, le juge Sabouh Sleiman, a suspendu l’exécution du mandat d’arrêt émis par Tarek Bitar à l’encontre de l’ancien ministre des Travaux publics, Youssef Fenianos. Décision contre laquelle le bureau d’accusation du barreau de Beyrouth prévoit de présenter un recours.

Accusé, en septembre 2021, de négligence criminelle par le juge Bitar, dans le cadre de l’enquête sur l’explosion au port, M. Fenianos a toujours refusé de comparaître devant la justice, ce qui lui a valu un mandat d’arrêt par contumace. Une procédure qui rappelle celle de l’avocat général près la Cour de cassation Imad Kabalan, qui avait également suspendu le mandat d’arrêt émis en décembre 2022 par le juge Bitar à l’encontre du député Ali Hassan Khalil. M. Fenianos, avec M. Hassan Khalil, fait partie des suspects poursuivis par le juge d’instruction Tarek Bitar, pour cause de négligence administrative.

Les deux n’ont jamais été inquiétés parce que la classe politique s’est mobilisée en faveur de leur libération, mue par divers intérêts. Rappelons qu’en 2023, les dix-sept personnes qui avaient été placées en détention par le juge Bitar dans le cadre de l’enquête sur l’explosion du 4 août, avaient été libérées par une décision du procureur Oueidate. Parmi elles, le chef de la sécurité du port de Beyrouth, Mohammed Ziad el-Awf, qui avait quitté le Liban au lendemain de sa libération, bien qu’ayant été interdit de voyager.

La seconde décision judiciaire, contestée par les familles des victimes et des juristes, est celle prise en date du 12 janvier dernier par le juge d’instruction Habib Rizkallah.

Nommé en juin 2023 par le président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), le juge Souheil Abboud, pour examiner les poursuites engagées par Ghassan Oueidate contre Tarek Birar, Habib Rizkallah a demandé au procureur de "rectifier les actes de procédure" sur lesquels il s’était fondé pour engager un procès contre le juge d’instruction. En d’autres termes, et dans le but de faire valoir sa plainte, M. Oueidate gagnerait à se baser sur des articles de loi "plus appropriées". "Chose que devrait faire d’emblée tout juge dans le cadre de son métier", s’indigne-t-on dans les milieux judiciaires.

Les juristes interrogés considèrent qu’"il y a une intervention du juge en faveur de l’une des parties", puisqu’"au lieu d’accepter ou de rejeter la plainte déposée par M. Oueidate contre M. Bitar, le magistrat Rizkallah a choisi d’accorder une sorte de seconde chance au procureur, lui permettant de rectifier son tir pour que son recours aboutisse".

Refusant de saisir cette opportunité, étant donné qu’il a interjeté appel de la décision du juge Rizkallah devant une chambre d’accusation qui n’existe pas, M. Oueidate aurait-il d’autres desseins? Si la question se pose, c’est parce que des juristes craignent qu’il ne soit en train de concocter une "mauvaise surprise" au juge Bitar, avant son départ à la retraite.

La chambre d’accusation dont il est question et qui devrait être composée de trois juges, n’a pas été formée en raison de dissensions au sein du Conseil supérieur de la magistrature (CSM).

Selon une source judiciaire, les membres du CSM sont en train d’étudier la possibilité de se réunir pour entreprendre des nominations.

Entre-temps, les familles des victimes prévoient des mobilisations pour contester les décisions prises. Un rassemblement serait d’ailleurs prévu jeudi, en attendant d’autres mesures que devrait prendre le bureau d’accusation du barreau de Beyrouth.