Les menaces et les pressions qui visent les journalistes au Liban, ainsi que les tentatives répétées de mettre au pas les médias, sont malencontreusement monnaie courante dans le pays. La nouvelle loi sur l’Information qui est actuellement à l’étude à la Chambre, au niveau des commissions parlementaires, risque-t-elle d’avoir pour aboutissement de restreindre encore davantage la liberté de la presse et la liberté d’expression, d’une manière générale? Quelles sont les mesures et les positions qu’il convient d’adopter dans le contexte actuel afin de préserver et de consolider la liberté des médias?

C’est dans le but d’apporter des éléments de réponse à ces interrogations que l’Institut de sciences politiques (ISP) de l’Université Saint-Joseph, en collaboration avec l’ambassade du Canada, a organisé, dans le cadre des célébrations du Mois de la Francophonie, une table ronde dans les locaux de l’ISP, rue Huvelin, ayant pour thème "La liberté de la presse: un nouveau cadre juridique pour le Liban". Modérée et animée par le directeur de l’ISP, M. Sami Nader, la table ronde a regroupé comme intervenants l’ancien député Ghassan Moukheiber, Mme Elsy Moufarej, et MM. Youssef Moawad et Michel Touma.

À l’ouverture des débats, M. Sami Nader a tenu à relever que l’ambassade du Canada avait fait preuve de "courage" en s’associant à une conférence ayant pour thème la liberté de la presse et des médias au Liban.

Youssef Moawad

Premier à prendre la parole, M. Youssef Moawad a souligné d’emblée que "le censeur a toujours raison" et que "la censure l’emportera toujours sur la liberté d’expression". "Toutes les lois du monde et toutes les garanties qu’elles peuvent assurer n’y pourront rien, du moins au Moyen-Orient et au Liban", a-t-il affirmé, s’attardant sur le cas spécifique du Liban en rappelant les assassinats politiques qui ont visé plusieurs journalistes, Gebran Tuéni, Samir Kassir et Lokman Slim.

"L’assassinat est une forme de censure", a souligné M. Moawad, avant de dénoncer la pratique de l’autocensure qui est le résultat de "la crainte de déplaire à l’autorité politique, aux services de renseignement, à son chef de service ou au ministre". "La démocratie, a-t-il ajouté, a besoin de journalistes sceptiques, agnostiques, capables de tout écouter comme de tout questionner".

Michel Touma

Deuxième à prendre la parole, M. Michel Touma a défini cinq "pièges ou dangers auxquels sont confrontés aujourd’hui les journalistes" et qui devraient être pris en considération dans la loi sur l’Information actuellement en gestation. Le premier de ces dangers est le rétablissement de la peine de prison, a-t-il relevé, rappelant que le projet de loi sur les médias qu’avait élaboré l’ancien ministre de l’Information, Melhem Riachi, avait remplacé la peine de prison par de lourdes amendes, ce qui n’a pas été retenu dans le texte examiné par les commissions parlementaires.

M. Touma a ensuite dénoncé l’autocensure, "due au fait que les Libanais sont soumis, depuis la fin des années 1960, à un véritable terrorisme intellectuel, pratiqué successivement par les occupations palestinienne, syrienne et iranienne". "Le troisième piège auquel il faut parer dans la nouvelle loi sur l’Information, a ajouté Michel Touma, réside dans le rôle de plus en plus grandissant joué par le Bureau de lutte contre la cybercriminalité qui a pris le pli de convoquer les journalistes alors que ces derniers doivent rendre des comptes, le cas échéant, non pas à un officier d’un service de sécurité, mais au tribunal de la presse".

M. Touma a par ailleurs souligné que la loi sur l’Information devrait prévoir des mesures contre les journalistes qui violent les règles les plus élémentaires de l’éthique journalistique en proférant, dans leurs articles, des menaces directes contre des confrères. Enfin, M. Touma a mis en garde contre une mainmise du pouvoir ou des factions politiques sur l’Autorité de régulation des médias, prévue dans le texte de loi en gestation.       

De nombreux étudiants et professeurs de l’ISP ont assisté à la table ronde

Elsy Moufarej

Prenant à son tour la parole, Mme Elsy Moufarej, coordinatrice du Syndicat alternatif de la presse, a fait état d’un sondage d’opinion effectué auprès des journalistes au Liban, dont il ressort que 75% d’entre eux "ont été témoins d’une forme ou d’une autre de répression" et  60% estiment que "le contrôle financier exercé sur les médias entrave leur liberté d’expression", tandis que 69% dénoncent "l’absence de liberté de la presse au Liban".

Mme Moufarej a affirmé dans ce cadre que le pouvoir tente d’imposer "aux journalistes et aux lanceurs d’alerte une loi rétrograde, entravant leur noble mission et limitant la liberté d’expression". "Il devient indispensable, a-t-elle souligné, d’instaurer une législation médiatique conforme aux standards internationaux de liberté et de respect des droits de l’homme".

Mme Moufarej a déclaré sur ce plan qu’une réforme de la proposition de loi actuellement à l’étude au Parlement s’impose et devrait être articulée autour de principes fondamentaux, dont notamment: la suppression des peines d’emprisonnement pour diffamation, calomnie, outrage et dénigrement; l’abolition du rôle du "pouvoir policier" qui initie des enquêtes liées à la publication d’opinions et de critiques; le renforcement du droit de publier des informations d’intérêt public; la protection des sources journalistiques; l’élargissement de la définition de "journaliste" pour inclure les professionnels indépendants; la promotion de la liberté syndicale; et l’abolition de l’obligation d’acquérir une licence préalable pour établir une institution médiatique.

Ghassan Moukheiber

Enfin, l’ancien député Ghassan Moukheiber a clôturé le débat en soulignant que "la liberté d’expression est la mère de toutes les libertés". "On ne peut pas prétendre à la démocratie sans liberté d’expression, laquelle doit être régie par une loi fondée sur des principes bien établis", a-t-il affirmé.

M. Moukheiber a indiqué, dans ce contexte, qu’en matière de liberté d’expression, "nous sommes dans un environnement contraire aux principes fondamentaux" de la Constitution. L’ancien député a précisé, à titre d’exemple, que "pendant des décennies, les Libanais se sont habitués à la nécessité d’obtenir une licence préalable (pour éditer un organe de presse), ce qui constitue une violation des principes fondamentaux". "Il existe des textes et nous nous trouvons face à des pratiques qui sont en violation de la Constitution", a ajouté l’ancien député.

En conclusion de la table ronde, M. Sami Nader a abordé le cas des réseaux sociaux, mettant l’accent sur la nécessaire "responsabilité citoyenne des internautes", de manière à assurer des "contrepouvoirs" susceptibles de renforcer la liberté d’expression et les pratiques démocratiques saines dans le pays.