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La guerre civile libanaise ne s’est pas achevée avec l’accord de Taëf, pas plus que le conflit israélo-iranien n’est arrivé à terme en 2000, avec le retrait des troupes de l’État hébreu du sud libanais. On peut en dire autant des accords d’Oslo de 1993 qui n’ont pas résolu le conflit entre colons juifs et Palestiniens de souche.

Au point où nous en sommes au Liban, un observateur avisé peut légitimement s’interroger sur ce qui se déclenchera en premier: une guerre de haute intensité entre Israël et le Hezbollah, ou alors une guerre ouverte entre les composantes confessionnelles de notre mosaïque nationale. Il y a de fait une escalade évidente aussi bien sur le front extérieur (c’est-à-dire dans les zones du sud) que sur le front interne entre chiites et chrétiens, sans avoir à évoquer le problème posé par l’implantation syrienne. Alors, comment ne pas remarquer que, dans un cas de figure comme dans l’autre, le Hezb, cette milice financée par l’Iran et par divers trafics, est toujours partie prenante des projets de déstabilisation en cours? Comment se fait-il que le "parti de Dieu" soit impliqué dans toute querelle qui éclate au Moyen-Orient?

Appeler les choses par leur nom?

Hassan Nasrallah, lors de son intervention du lundi 8 avril, n’a pas manqué d’accuser nommément les Forces libanaises et les Kataëb de jouer un jeu dangereux et de chercher à "déclencher une guerre civile". Se défaussant sur ses détracteurs des responsabilités qui l’accablent, il a démenti l’implication du Hezbollah dans l’enlèvement de Pascal Sleiman. Et, volubile comme à son habitude, il a souligné qu’il était "inacceptable que les Libanais en général, et les chrétiens en particulier, accusent le Hezbollah de tout incident sécuritaire qui se produit en interne"(1).

"Une guerre civile", les "chrétiens en particulier" et les " incidents sécuritaires", tout ce déballage discursif n’est pas de bon augure! Cependant, du conflit confessionnel, personne n’en veut, semble-t-il, dans le camp chrétien, alors que chaque palabre ou altercation suffit pour l’attiser. Cette attitude de déni est bien illustrée par l’intervention du député FL Georges Okaïs sur la chaîne LBCI. Pour ce dernier, la crise politique actuelle relèverait "plutôt d’une lutte entre la politique du Hezbollah, qui consiste à déposséder l’État de son pouvoir de décision, d’une part, et les souverainistes d’autre part"(2).

Il serait faux de croire que tout se réduit à un conflit politique ou économique, où la sociologie religieuse structurante des groupes serait reléguée à un rôle secondaire. L’affirmation identitaire est un besoin humain: les kurdes n’étant ni turcs ni arabes, ils revendiquent leur spécificité culturelle, d’où des guerres sans fin avec le pouvoir central d’Ankara ou de Bagdad. Au Liban, la ligne de fracture est confessionnelle, même si certains ont pu traiter les chrétiens de conservateurs pour les opposer sémantiquement aux Palestiniens soi-disant progressistes, ou aux islamistes dits réprouvés ou démunis (mahroumin). Personne n’irait nier le rôle des conditions économiques dans les crises qui secouent notre pays. Mais il n’y a pas que ça. Nos communautés ont hérité d’une histoire souvent sanguinaire, et les oppositions d’ordre confessionnel ou religieux ne peuvent être écartées de la mémoire collective d’un groupe donné ou d’un autre sous un prétexte idéologique. 

Point de vue historique

Kamal Salibi agaçait les historiens prétendument marxistes. Il nous répétait que l’histoire du Liban était en fait l’histoire de ses diverses communautés et des rapports que celles-ci avaient tissés entre elles le long des siècles. En fait, il aurait dû élargir sa réflexion et l’appliquer à toutes les composantes ethniques ou religieuses du Bilad el-Cham et de la Mésopotamie. Et, paix à son âme, il aurait dû surtout préciser que l’histoire du Liban est principalement le récit des différends et des frictions entre ses communautés confessionnelles, que ces différends ou frictions aient été d’ordre militaire, démographique ou économique.

Une millet libanaise ne survit qu’en préservant son acuité: viendrait-elle à s’en dépouiller, elle perdrait en rang et en influence. La communauté druze n’est pas la plus nombreuse du pays; il n’empêche qu’elle détient, pour parler comme Bourdieu, un capital symbolique que d’autres communautés lui envieraient. La raison en est simple, les Bani Maarouf imposent le respect et suscitent la crainte: bien imprudent qui irait leur chercher noise.

La liberté et le prix à payer

Pour illustrer mon propos, j’aurai recours aux lettres classiques et je citerai volontiers des auteurs qui ne parlent que de l’essentiel, c’est-à-dire de fortitude et d’abnégation. L’historien grec Thucydide aurait pu dire à tous ceux qui ont suivi par solidarité la dépouille de Pascal Sleiman: "Le secret du bonheur, c’est la liberté, et le secret de la liberté, c’est le courage." Car, les tyrannies ne s’imposent "pas seulement par la terreur, mais par la résignation et le confort, qui consistent à ne pas penser" (La Boétie).

Plus que jamais, il faut prendre des risques pour les libertés et l’on n’est pas souverainiste sans être disposé à en payer le prix. Pascal Sleiman vient de nous en donner l’exemple. Comme tant d’autres avant lui. Je songe également à Gebran Tuéni et à Lokman Slim pour les avoir connus. Eux, du moins, avaient choisi de dire "non". Quant à ceux qui abdiquent la lutte contre l’obscurantisme et ceux qui détournent le regard par intérêt ou complaisance, quoi leur dire, sinon leur rappeler le choix formulé par le même Thucydide: "Se reposer ou être libre."

Certains peuvent s’attacher à leur zone de confort et ravaler honneur et fierté. Comme d’autres choisiront la résistance au fait accompli. Ceux-là seuls auront répondu à l’appel aux armes.

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1."Nasrallah: Les FL et les Kataëb cherchent la guerre civile", Ici Beyrouth, 8 avril 2024.

2."Okaïs met en garde contre le scénario d’un conflit entre chrétiens et chiites", Ici Beyrouth, 9 avril 2024.

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