Écoutez l’article

La scène politique internationale a été marquée, dernièrement, par des conflits meurtriers qui ont martelé, alternativement, l’ordre qui a succédé à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et celui de l’ère postcommuniste et la fin de la bipolarité. Cela fait trois décennies que l’on s’interroge sur les lois de fonctionnement du système international: s’agit-il d’un monde unipolaire, multipolaire ou entièrement dépolarisé, opérant au gré des mutations des rapports de force et en l’absence des consensus normatifs qui l’ont fondé? L’observation des réalités internationales nous renvoie à un schéma hybride, où les trois statuts semblent succéder les uns aux autres, sans pour autant fixer un cadre rigide de régulation semblable au glacis de la guerre froide. Nous sommes, en effet, dans un scénario de fluidité, où les notions de l’intérieur et de l’extérieur, de la souveraineté territoriale et des rapports interétatiques sont remis en cause au profit des effets de dérégulation de la mondialisation, de la multiplication des instances de gouvernance et des conflits de juridiction, et des entreprises de déstabilisation induites par les idéologies transnationales (islamisme, wokisme), ainsi que la résurgence des politiques impériales et totalitaires représentées par la Russie, la Chine, la Turquie et l’Iran…

Les conflits ukrainien, arménien et israélo-palestinien, hormis leurs enjeux propres, illustrent de manière tragique l’éclatement du système international, la fragilisation, voire la neutralisation et l’érosion évolutive des consensus qui ont sous-tendu le fonctionnement des institutions internationales. Le conseil de sécurité est en état de mort clinique, l’Assemblée générale des Nations unies est profondément divisée sur les consensus normatifs fédérateurs, les critères de représentation et les règles d’engagement de la communauté internationale. Symétriquement, les dérèglements de la mondialisation et la prolifération des crises de tous ordres (conflits ethniques et religieux, fondamentalismes religieux, terrorismes de tout acabit, changement climatique et ses incidences géostratégiques, migrations de masse, déséquilibres macroéconomiques, disparités technologiques, grammaire des styles de vie [Grammatik von Lebensformen, J.Habermas]), renvoient inévitablement aux liens d’interdépendance entre les instances de gouvernance dans leur double articulation territoriale et extra-territoriale.

La gravité des conflits en cours est principalement due aux érosions consécutives des souverainetés territoriales, aux inepties cumulées des instances internationales de gouvernance, aux conflits ethnoreligieux et aux dilemmes du pluralisme qui évoluent vers un clash des cultures transmué en nouveaux glacis géostratégiques, où les politiques de domination se définissent en termes d’incommensurabilité des systèmes de valeur si bien exprimée par Blaise Pascal: "vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà". L’instrumentalisation des conflits par les politiques néo-impériales se nourrit des affaissements normatifs, institutionnels et géostratégiques, qui expliquent largement l’âpreté et le tournant nihiliste des conflits en cours.

La férocité des conflits russo-ukrainien, arménien-azéri, et israélo-palestinien s’explique au croisement des trois variables et met en relief la prépondérance de l’argumentaire martial et de ses doubles idéologiques et comportementaux. Le cynisme, le mensonge et la violence, loin d’être des traits contingents, expriment des visions malveillantes où les politiques de domination servent de principe d’articulation. Nous sommes ramenés aux rapports de force comme conditions préjudicielles à toute démarche diplomatique et irénique. L’agression délibérée de Poutine et son argumentaire pseudo-victimaire et conspirationniste basé sur une prétendue volonté de domination occidentale, contredit de manière systématique la réalité des politiques occidentales postsoviétiques en termes d’assistance financière, militaire, gouvernementale, diplomatique, civique et de solutions négociées aux différends géopolitiques (Donbass, Crimée). La clé d’interprétation relève plutôt des risques de la libéralisation, de la démocratisation de la culture politique, de la prévalence de l’État de droit et des rapports statutaires égalitaires entre la Russie et l’Ukraine. Or, aucun de ces critères ne semble correspondre à la vision du monde dans une Russie où l’héritage européen de Pierre le Grand (1682-1725) et de Catherine II la Grande (1762-1796) a été balayé par la pesanteur du despotisme oriental des steppes asiatiques, du totalitarisme communiste, et de la dérive mafieuse et criminelle de l’ère postsoviétique.

Le drame de l’Artsakh (Nagorno-Karabakh) s’inscrit dans le prolongement direct du génocide arménien dans ses versions ottomane, jeune-turque et islamiste néo-ottomane. La trahison délibérée des Arméniens par Poutine et ses concessions stratégiques au profit de l’axe turc-azéri remettent en question la survie de la petite République d’Arménie orientale, entérinent le génocide arménien et la destruction de l’Arménie occidentale, et pavent la voie à l’élimination à terme de la Géorgie, entamée en 2008. L’Otan et la CEE font face à des défis majeurs qui vont redessiner le paysage géopolitique dans cet espace eurasiatique. Le comble du paradoxe est que Poutine n’est, désormais, que l’intermédiaire de la politique de puissance chinoise. Sa politique revancharde et révisionniste vis-à-vis de l’Europe n’est que le revers de sa subordination de fait à la Chine et de l’écroulement progressif du domaine impérial russe en Asie centrale.

Sinon, Erdogan instrumentalise ses ambiguïtés statutaires afin d’asseoir une dynamique de conquête impériale fortement compromise par l’irrédentisme kurde et alévi, l’émergence des rivaux centre-asiatiques, l’instabilité du monde arabe et le contrepoids de ses rivalités internes. Les Iraniens sont, de leur côté, dans une logique de déstabilisation tous azimuts, en vue d’asseoir des axes de contrôle et de changer les données de la géographie humaine aux Proche et Moyen- Orient. La dynamique guerrière qui a été propulsée par le pogrome du 7 octobre 2023 reflète le mode opératoire iranien, comme cela a été amplement attesté au Yémen, en Irak, en Syrie, au Liban, à Gaza et dans les camps palestiniens du Liban et de la Syrie. Ce massacre a fini par dérailler la politique de normalisation régionale amorcée, de commun accord, entre les États-Unis et l’Arabie saoudite, casser la dynamique de réconciliation entre Palestiniens et Israéliens initiée par les accords abrahamiques et promouvoir les politiques du chaos au niveau régional. Cet événement a fini par transformer la donne dans une aire géopolitique en état d’éclatement, où les conflits militaires se superposent à la perte des repères normatifs, à la prépondérance des nihilismes, et à la radicalisation politique et religieuse.

Abonnez-vous à notre newsletter

Newsletter signup

Please wait...

Merci de vous être inscrit !