Depuis plusieurs mois, la Syrie et la Turquie multiplient les déclarations en vue d’une normalisation de leurs relations diplomatiques. En juillet, le président turc Recep Tayyip Erdogan avait déclaré qu’il pourrait inviter le président syrien, Bachar al-Assad, "à tout moment" pour entamer des pourparlers afin de rétablir les relations.

Fin août, Assad a affirmé dans un discours devant l’Assemblée du peuple la nécessité et l’intérêt pour les deux pays de rétablir leurs relations, tout en soulignant que "le rétablissement d’une relation nécessite d’abord d’éliminer les causes qui ont conduit à sa destruction".

Les deux pays ont rompu leurs relations diplomatiques en 2011, après le début du conflit syrien. Treize ans après, la Syrie est engluée dans un statu quo entre les forces loyalistes au gouvernement de Bachar al-Assad, les forces turques et les factions rebelles qu’elles soutiennent au nord, et les factions kurdes soutenues par les États-Unis au nord-est.

Entretien avec Arthur Quesnay, docteur en science politique (Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne), et co-auteur de Syrie, Anatomie d’une guerre civile (2016).

Il y a récemment plusieurs déclarations en faveur d’une normalisation entre les deux pays. Pensez-vous que cette normalisation puisse se réaliser dans les prochains mois ou qu’elle reste encore incertaine ?

Il est évident que la Syrie cherche des ouvertures au niveau international, notamment envers la Turquie. Cependant, Bachar al-Assad n’est pas prêt à céder sur les questions importantes, comme les réfugiés syriens en Turquie, l’arrêt du trafic de drogue qui pose de nombreux problèmes à la Turquie, et encore moins sur une normalisation des groupes de l’opposition au régime, comme par exemple l’armée syrienne libre (ASL). Ainsi, en l’absence de compromis du régime syrien, une normalisation des relations entre les deux pays ne peut aboutir.

Pour autant, les deux pays ont des intérêts à trouver un accord de déconfliction. En Turquie, Erdogan est dans une situation difficile sur la scène politique interne, où la question des réfugiés syriens reste prégnante et affecte les résultats électoraux de l’AKP. Cela s’est d’ailleurs vérifié lors des élections municipales avec la perte de la mairie d’Istanbul. Dans ce contexte, Erdogan cherche à marquer les esprits par sa politique étrangère et fait mine de pouvoir régler le problème des réfugiés syriens, ce qui serait présenté comme une victoire politique.

Pour Assad, il s’agit de sortir la Syrie d’un état de paria et donc de multiplier les reprises de relations avec d’autres pays sur la scène internationale, comme il l’a fait avec son retour au sein de la Ligue arabe et les rapprochements avec les pays du Golfe.

Cependant, à ce stade, toute normalisation entre la Turquie et la Syrie semble impossible, et les pourparlers entre les deux acteurs risquent de tourner court.

La Turquie pourrait-elle envisager de se retirer de la Syrie? Sous quelles conditions ?

Sans accord sur la question des réfugiés syriens et une sécurisation de leurs frontières communes, la Turquie ne peut envisager de se retirer de la Syrie. En effet, elle s’est impliquée en Syrie afin de sécuriser la poche d’Idlib où se concentrent plus de 3 millions de déplacés. La Turquie redoute donc qu’un retrait de ses troupes du nord-est de la Syrie entraîne une nouvelle vague de réfugiés sur son sol.

Ankara privilégie un statu quo qui ne la dessert pas et qui dans le fond n’est pas si couteux. Avec près de 15.000 soldats turcs positionnés dans le nord-est syrien, Erdogan privilégie une position attentiste, en l’absence de solution régionale au conflit.

Y a-t-il une convergence de points de vue ou d’intérêts entre les deux pays sur la question des kurdes en Syrie ?

Plusieurs fois, sous l’entremise de la Russie, la Turquie et la Syrie ont engagé des pourparlers via leurs services de renseignement afin de régler la question des kurdes. L’objectif final aurait été d’accroître les attaques de l’armée turque contre les kurdes afin de fragiliser le Rojava et de permettre un retour de l’armée syrienne dans la région. Une solution qui convient aux deux pays, permettant à la Syrie de récupérer une partie de son territoire et à la Turquie d’éloigner la menace kurde.

Cependant, ces pourparlers se sont révélés être un échec, notamment en raison de la faiblesse du régime syrien. L’État syrien est, en effet, au bord de l’effondrement, avec une armée qui ne compte plus que quelques milliers d’hommes. Cela fait craindre à la Turquie un manque de contrôle de ce nouveau territoire par l’armée syrienne, ce qui profiterait aux forces kurdes et aux milices pro-iraniennes. Un potentiel retour de l’armée syrienne conduirait ainsi à accroître l’instabilité sur la frontière turco-syrienne sans régler la question du PKK, ce que Ankara veut absolument éviter.

Concernant la région d’Idlib, la Turquie pourrait-elle réduire ou abandonner son soutien ou, au contraire, la Syrie pourrait faire des compromis avec les groupes de l’opposition ?

La situation n’est pas si désespérée pour le groupe Hayat Tahrir al-Cham, grâce notamment au soutien des Turcs qui ne peuvent se permettre de les abandonner pour les raisons politiques internes que nous avons évoquées. En effet, le maintien du groupe à Idlib permet plus ou moins de contenir l’immigration syrienne vers la Turquie.

Hayat Tahrir al-Cham contrôle étroitement son territoire et le groupe se projette dans une guerre d’usure contre le régime syrien en tant que principale force de l’opposition syrienne.

Du côté de Bachar al-Assad, malgré sa volonté de revenir un acteur sur la scène régional, il n’est pas question de céder sur la question du retour des réfugiés et le trafic de drogue vital pour sa survie économique, la Syrie étant actuellement un véritable narco-état.

De plus, l’Iran est devenu un acteur central de la survie du régime dont il a restructuré le système sécuritaire. La Syrie constitue un pilier du déploiement régional de l’Iran et Téhéran ne souhaite pas une normalisation entre Damas et Ankara.

Le rapprochement entre la Syrie et la Turquie va probablement ressembler au scenario du retour du régime dans la Ligue arabe il y a un an. Malgré l’apparition de Bachar al-Assad au côté de Mohammed ben Salmane, le processus de normalisation est au point mort, la Syrie refuse toute forme de concessions et aucune avancée concrète n’a eu lieu.

Quel avenir pour les réfugiés syriens en Turquie ?

La Turquie a essayé de régler le problème en mettant en place une politique de retours forcés. Au cœur du projet, la création de villes dans les territoires sous contrôle de l’opposition pouvant accueillir les réfugiés. Cependant, cette initiative s’est révélée être un échec, et avec plusieurs millions de réfugiés syriens en Turquie, il est très difficile d’assurer une politique de retour même sous la contrainte.

En même temps, les Syriens continuent de fuir vers la Turquie, et ce malgré l’augmentation des tarifs des passeurs. Il n’y a donc pas de réelles solutions, à part l’intégration durable de ces populations en Turquie.

Pour la Syrie, le problème est double. Le régime refuse toute concession car cela fait partie de la politique de terre brûlée du régime qui consiste à vider le pays d’une partie de sa population pour réprimer plus facilement et assurer un meilleur contrôle de son territoire.

De plus, de nombreuses milices ont investi les terres et les possessions des Syriens ayant fui le pays, et s’opposent à leur retour. Dans ce contexte extrêmement répressif, les réfugiés renvoyés en Syrie seraient condamnés à errer dans le pays, ce qui n’est pas viable politiquement parlant.

Que pensent la Russie et l’Iran d’une éventuelle normalisation ? Et quel avenir pour les bases américaines en Syrie ?

La Russie aimerait que son allié syrien normalise ses relations régionales, cela représenterait une victoire pour Moscou qui soutient militairement la dictature syrienne. Elle a donc tenté à plusieurs reprises de rapprocher les deux pays. Cependant, ces tentatives ont échoué car la Turquie s’est rendu compte que la Russie n’a rien à offrir et ne possède pas de levier sur le régime syrien. Moscou est incapable de résoudre les principaux problèmes qui font obstacle à ce rapprochement. Dans une certaine mesure, la Syrie représente un bourbier pour Moscou qui tente de préserver un statu quo précaire et éviter une reprise du conflit.

De son côté, l’Iran est le véritable acteur en Syrie et considère d’un mauvais œil une normalisation trop poussée du régime qui serait source d’autonomisation vis-à-vis de l’"axe de la résistance" construit par Téhéran. Ainsi, l’Iran et la Russie sont en réalité les principaux acteurs de l’isolement syrien.

Enfin, la coalition internationale conduite par les Américains maintient sa présence au nord de la Syrie afin de poursuivre avec les Forces démocratiques syriennes la lutte contre l’État islamique. En effet, il y a un risque de retour de l’État islamique en cas de retrait des forces occidentales de Syrie. Avec l’escalade entre l’Iran et les États-Unis dans le contexte de la guerre à Gaza, la situation est plus tendue, les bases de la coalition sont régulièrement visées par des attaques menées par des milices pro-iraniennes. Le problème est que dans un environnement régional de plus en plus tendu, il n’y a pas de politiques occidentales en Syrie. La situation reste précaire et soumise aux aléas des puissances régionales, c’est dans ce contexte que les relations entre la Turquie et la Syrie évoluent.