Je me suis réveillée avec le goût mitigé de Beyrouth dans la bouche. La mélancolie, pilier ultime de tout expatrié solitaire encore abasourdi ne comprenant pas pourquoi et comment il a été déraciné, cherche dès les premières lueurs du jour à s’emparer de moi, comme si le gris du ciel ne suffisait pas pour m’alourdir aussi bien les paupières que l’âme. C’est peut-être l’approche des fêtes qui m’asphyxie ainsi que le manque d’argent. Je suis à la charrette, mais je me force toutefois à m’habiller et je cours m’affaler sur ma chaise chez Le Diplomate, la petite brasserie propice aux rêvasseries gérée par mon bon ami Bernard. Il est là, toujours souriant et de bonne humeur comme un enfant bien gavé par sa " téta " se laissant tournoyer dans le large patio des insouciances quoique son travail exténuant lui ait légèrement courbé le dos et défraîchi la peau. Il vient du Nord, Bernard, et les gens de ce côté de la France, comme le chante bien Enrico Macias, ont dans " les yeux le soleil qu’ils n’ont pas dehors ", un trait particulier qui lui colle à la peau et qui réchauffe instantanément les habitués du quartier. Sa bonne humeur, aussi contagieuse que son rire sporadique, réussit à chasser d’un coup magique le faix que j’ai sur le cœur, à mettre entre parenthèses cette peine inconsolable qui s’acharne à me sucer mon énergie de jour en jour jusqu’à son anéantissement total. Je remercie Bernard à l’instant où il me sert mon café juste pour le rayon de soleil qu’il transmet sans qu’il ne s’en rende compte.

Je détourne ma tête vers un accent libanais qui m’interpelle. Ma voisine de table au visage automnal serrait la main de son homme fortement et la pressait contre son cœur en balbutiant: " Tu ne pourras pas t’arranger pour rester plus longtemps? Je n’en peux plus de cette vie que je mène loin de toi. Et Noël qui approche… " Elle essayait de rester forte et retenait ses larmes qui gigotaient dans ses grands yeux noirs, mais sa voix triturée par un hoquet interminable la trahissait. " Si seulement je pouvais rester, mon amour, mais… c’est impossible… je ne peux plus m’absenter sinon je risque d’être viré… "

Les vacances de Noël sont censées faire rejaillir en chacun son âme d’enfant et l’insouciance qui l’accompagne. Plus pour nous désormais. Cette femme, comme beaucoup d’autres libanaises, semble condamnée à passer les fêtes comme tous les autres mois de l’année loin de sa famille, déchirée entre son sacré devoir de mère qui l’oblige à accompagner ses enfants scolarisés à Paris et son amour voluptueux pour son mari resté à Beyrouth. Révolue est cette période de Noël où les réunions familiales se multipliaient tout le long du mois de décembre et durant lesquelles nous étions toujours prêts à accueillir avec bienveillance tout ce qui venait, bonnes nouvelles ou d’autres contrariantes. Révolue est cette période de Noël où nous souriions généreusement à ceux qu’on supportait peu autant qu’à ceux qu’on chérissait fort. Révolue est cette période de Noël où nous écoutions avec enthousiasme les mêmes mélodies du répertoire de Noël que nous nous retenions d’enrichir d’année en année craignant d’altérer la peau épaisse mais si tendre de notre mémoire dans laquelle se sont entassés nos souvenirs des plus futiles au plus attachants. C’est surtout la table festive qui ne serait pas de retour de sitôt! Le cœur n’y est pas et l’argent est compté au sou près…

 

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