L’enseignement en ligne et le confinement imposés par le gouvernement au lendemain de la déclaration du premier cas de coronavirus au Liban, le 21 février 2020, ont favorisé l’attachement des enfants aux appareils électroniques. Certains n’ont pas tardé à développer une addiction.

Daniel* avait 14 ans lorsque sa vie a commencé à basculer. Cet élève brillant, affable et prévenant, dont le nom figurait toujours sur le tableau d’honneur de son établissement a commencé à se recroqueviller sur lui-même. Un peu plus tard, il devait se déintéresser de ses études, au point d’être menacé de renvoi par la direction de son école.

Ce changement est intervenu progressivement, quelques mois après l’annonce du premier cas du coronavirus au Liban, il y a exactement deux ans, le 21 février 2020. Les mesures qui avaient alors été préconisées par le gouvernement pour lutter contre la propagation de la pandémie englobaient entre autres le confinement et l’apprentissage à distance. Une mesure qui a largement affecté les jeunes, dont certains ont développé une dépendance et dans certains cas une addiction aux écrans.

C’est le cas de Daniel. " Au tout début du confinement, il passait deux heures par jour devant son écran. Mais au fil des jours, le temps passé devant l’appareil augmentait. Quelques mois plus tard, il ne s’éloignait plus de son écran. Il ne dort plus avant 2 heures ", raconte sa mère, Lamia*. Plus encore, " il a délaissé ses études et ses notes ont chuté ", déplore-t-elle. " Au collège, on lui a fait signer un papier conformément auquel il sera renvoyé s’il ne se rattrape pas. Sur le plan familial, il ne passe plus du temps avec nous. Il est devenu agressif et notre relation est depuis très tendue ", poursuit-elle.

" Les problèmes comportementaux liés aux jeux vidéo ne sont pas récents ", explique à Ici Beyrouth Roula Lebbos, assistante sociale, experte en protection des enfants et en justice juvénile. " Mais avec le confinement, la situation s’est aggravée. À tel point que des cas de dépression et de comportements agressifs ont été détectés chez des enfants de 4 et 5 ans. Si leurs parents leur retirent l’appareil électronique, ils hurlent, les bousculent et leur lancent de gros mots ", ajoute-t-elle.

Mme Lebbos souligne que " les concepteurs de jeux vidéo en ligne ciblent les enfants à partir de 10 ans ". " Ils connaissent leurs points faibles, un éventuel manque d’affection ou une mauvaise estime de soi à titre d’exemple. Ils leur proposent par conséquent des jeux qui présentent des défis à relever. Dans ces jeux tout est permis. La triche, l’hypocrisie, la violence, l’agression verbale et même le meurtre sont ainsi tolérés, puisque l’important est de gagner. Si la partie est remportée, les récompenses proposées dans le cadre de ces jeux viennent combler le manque d’affection de l’enfant. Elles restaurent aussi son estime de soi et sa confiance en lui-même ", poursuit l’experte.

Or chaque médaille a son revers. " Ce genre de jeux perturbe l’appréhension de la réalité chez un enfant, altère la perception des valeurs morales et lui donne l’illusion que ce qu’il vit dans le monde virtuel est valable dans le monde réel. Il réincarne ainsi la violence avec ses pairs et accepte en retour qu’on la lui fasse subir ", insiste Roula Lebbos

Un phénomène ancien

" Le phénomène de l’addiction aux écrans existe ", affirme de son côté Hala Kerbage, psychiatre, enseignante à la faculté de médecine de l’Université Saint-Joseph à Beyrouth et à l’Université de Montpellier en France. " Il est réel, poursuit-elle. Ce n’est pas une illusion de l’esprit. "

" Scientifiquement, le phénomène des addictions aux jeux vidéo est reconnu comme une addiction comportementale, mais le phénomène d’addiction aux écrans (télévision, tablettes et smartphones) n’est pas encore reconnu en tant que tel, ajoute le Dr Kerbage. Cependant une surconsommation du temps aux écrans et le temps passé à récupérer ou même à penser aux écrans – comme un enfant qui passe toute la journée à l’école à penser à l’heure où il va rentrer pour jouer ou se connecter aux réseaux sociaux – font partie de l’addiction ". Et la psychiatre d’insister: " Il est important d’établir la nuance entre une addiction et une mauvaise utilisation des écrans. De fait, ce qui caractérise une addiction c’est le sentiment de perte de contrôle sur la consommation, dans le sens où un individu n’arrive pas à se détacher de son écran ou de son utilisation, même s’il le veut,  parce que c’est plus fort que lui. Il a cette sensation de toujours vouloir plus. "

Mauvaise utilisation des écrans

Hala Kerbage précise qu’il existe trois facteurs qui déterminent le passage d’une utilisation habituelle de l’écran à une utilisation à risque et, dans une étape ultérieure, à une addiction. Il s’agit de la matière qu’un individu regarde, comme les réseaux sociaux, " qui sont extrêmement addictifs pour les adolescents ". " Ils leur donnent l’illusion d’interagir avec des gens et d’appartenir à un groupe de pairs, constate-t-elle. La personnalité de l’enfant joue aussi un rôle. S’il a des problèmes d’estime et d’affirmation de soi, des difficultés à réguler ses émotions ou encore s’il a une phobie sociale, il sera plus vulnérable aux effets des écrans et des réseaux sociaux. Il les utilisera pour restaurer son image et son estime de soi, interagir avec les autres et avoir des groupes d’appartenance. "

Le troisième facteur est relatif aux limites parentales. " Les parents doivent fixer des limites et doivent être cohérents dans le message qu’ils veulent envoyer à leur enfant, insiste le Dr Kerbage. Ils doivent par exemple s’abstenir d’utiliser leur smartphone quand ils sont en famille, d’autant plus s’ils l’interdisent à leurs enfants. "

De l’usage sain des appareils électroniques

Un retour à un usage sain des écrans est possible. Roula Lebbos conseille dans ce cadre aux parents de " choisir un moment où l’enfant et eux-mêmes sont calmes pour lui expliquer les risques d’une mauvaise utilisation des écrans ". " Il faut lui dire que la possession d’appareils électroniques auxquels ils ont accès est un privilège et non un droit, avance-t-elle. Il faut qu’ensemble, ils s’entendent sur un temps limite pour rester devant l’écran. Il faut également qu’ils s’entendent sur la conséquence d’une utilisation prolongée de l’appareil. Celle-ci doit être décidée avec lui et doit être réaliste, logique et proportionnelle au comportement ". La confiscation de l’appareil électronique, à titre d’exemple.

Et Mme Lebbos d’insister : " Il est important d’appliquer la sanction et de ne pas céder aux réactions agressives de l’enfant. La confiscation de l’appareil électronique doit se faire avec bienveillance, en expliquant à l’enfant qu’on comprend sa frustration et qu’on l’aime, mais que finalement c’est son choix, puisqu’il n’a pas respecté lui-même le temps passé devant l’écran. "

Intervention de spécialistes

Lamia a tout essayé avec son fils. Elle a même consulté des psychiatres et des psychologues pour enfants, question de trouver un moyen pour venir en aide à Daniel. " Un psychothérapeute ou un psychologue peuvent apporter une orientation par rapport au problème, puisqu’en général il s’agit d’une limite éducative, note Hala Kerbage. Si l’enfant s’isole d’avantage, s’il est plus triste, si pratiquer des activités qu’il aimait ne l’intéresse plus ou s’il a des idées suicidaires, il est très probable qu’il trouve refuge devant un écran pour calmer son anxiété ou sa dépression. Il faut consulter dans ce cas un psychothérapeute ou un psychiatre. Il est également possible de le référer à l’ONG Embrace qui offre gratuitement des services de qualité. "

*Les noms ont été changés.