L’idiome syriaque de la montagne libanaise, appelé surien au Moyen-Âge, est fortement influencé par le syriaque liturgique dit ktovonoyo (signifiant l’écrit). Sa base demeure cependant cananéenne et sert de support aux apports linguistiques ultérieurs. Comment reconnaître les traces du cananéen ou du ktovonoyo dans cette forme néo-cananéenne qu’est le surien? Le procédé est moins évident de nos jours car il faut transpercer les couches d’arabisation du surien (ou libanais actuel), notamment tout au long du XXe siècle. La démarche est compliquée mais pas impossible. Il faut aussi garder à l’esprit que la plupart des mots existent à la fois en ktovonoyo (syriaque de l’Église maronite) et en cananéen, plus rarement aussi en arabe, et qu’il est donc superflu de vouloir en déterminer systématiquement la provenance.

Termes communs au cananéen et au syriaque liturgique

Parmi les mots employés en surien (syriaque libanais) et qui sont communs au cananéen et au ktovonoyo (syriaque liturgique), nous pouvons dénombrer les exemples suivants: ard Baal (terrain irrigué par Baal ou naturellement), neder (vœu), barra (dehors – pour kharej en arabe), jouwa (dedans – pour dakhel en arabe), la (vers – pour ila en arabe), ptah ou ftah (ouvre – pour iftah en arabe), beit (maison – pour dar en arabe), kfar (village), basal (oignon), nahr (rivière), kelb (chien), ‘ayn (œil et source), qarn (corne et sommet), shlah (envoyer, déshabiller), hosheb ou hsob (penser), sheresh (racine – pour jouzour en arabe), zéré’ (semence), qaber (tombe – pour madfan en arabe), rabba (enta rabba – tu es un grand), barekh (bénir), kohen ou kéhen (prêtre), shqol (soulève – pour erfa‘ en arabe). À noter que la lettre q n’est pas prononcée en surien ni en libanais moderne. Qaber se dit aber, et shqol se dit sh’ol.

Termes provenant exclusivement du cananéen

Le vocabulaire surien (syriaque libanais) provenant exclusivement du cananéen (phénicien) n’est pas négligeable et démontre une continuité impressionnante traversant les millénaires. Ainsi, jusqu’à nos jours, nous disons hess (sentir, en phénicien) et non roguésh (en ktovonoyo) ni ash‘ur (en arabe). De même dit-on mnih (bien, en phénicien) et non shapir (en ktovonoyo), ni jayyid (en arabe). Le matin se dit ‘a bokra, ou bakir, du phénicien boker (pour safro en ktovonoyo, et sabah en arabe). Le mot moustique, par‘ash, a survécu jusqu’à présent sous la forme barghash. De même pour hon (ici), honik (là), abét ou abété (abbé ou père), qarash ou qarqash (geler), lél (nuit, pour lilyo en ktovonoyo) et yom (jour, pour yawmo en ktovonoyo).

On a longtemps considéré le mot bisyllabique ta‘a (viens), comme une forme intermédiaire entre l’arabe ta‘ala (3 syllabes) et le ktovonoyo ta (une syllabe). Mais il s’agit en fait d’un verbe purement cananéen. Ailleurs, les mots ont légèrement changé de signification, comme mahshur dont le sens est passé de vouloir à pressé.

L’historien Fouad Ephrem Boustani relève des dizaines de mots libanais propres au cananéen et attestés par les tablettes dites de la bibliothèque royale d’Ugarit. Parmi ces termes, notons le titre de sitt employé pour les princesses du Mont-Liban, et équivalant au ktovonoyo Mart, et à l’arabe sayyidah. Ba‘dén (après), en ktovonoyo botar kén, et en arabe ba‘da ithan. Ejer (jambe), en ktovonoyo reglo, et en arabe saq. Ja‘ar (hurler), en ktovonoyo g‘o, et en arabe sarakha. C’est aussi le sens du verbe cananéen fa‘ar. Enfin Rass (compacter) équivaut au ktovonoyo labéd et à l’arabe radda.

D’autres termes cananéens sont encore en usage de nos jours selon maître F. E. Boustani, tels que : Samdé (le sceptre de Baal) employé pour samdét el érbén (exposition du Saint-Sacrement) ; Rabbéb (épaissir, faire une pâte) ; ‘erz (couchette) qui donne l’actuel ‘erzél (cabane dans les arbres) ; et enfin ’ors (boule ou unité) comme pour ’ors kebbé.

Manuscrit syriaque en caractère estranguélo (écriture monumentale).

L’influence du syriaque liturgique sur le surien

Il est évident qu’une langue vivante évolue avec le temps. C’est le cas du surien (néo cananéen) sous l’effet de l’enseignement millénaire du ktovonoyo (syriaque liturgique) comme langue liturgique et littéraire des maronites, mais aussi des roums (notamment melkites jusqu’au XVIIe siècle). Ceci explique la prédominance des mots, de la syntaxe et de la grammaire syriaques ktovonoyo dans le surien médiéval et jusqu’à nos jours. Ainsi, nous employons le D là où le cananéen (phénicien ou hébreu) emploie le Z, et là où l’arabe opte pour le Dh. Nous utilisons aussi le T là où le cananéen choisit le Sh et l’arabe le Th.

Correspondance des consonnes

Par exemple, en surien comme en syriaque liturgique, nous disons déhab (or), daqen (barbe) et madbah (autel), alors qu’en cananéen c’est zahab, zaqen et mazbah, et en arabe : dhahab, dhaqen et madhbah. Nous disons aussi tlété (trois) et tméné (huit) là où le cananéen donnerait shalosh et shmoné, et l’arabe : thalatha et thamaniya.

Les pluriels en " n " et en " é "

Enfin, nos pluriels sont en N alors que le cananéen et l’arabe recourent au M. Nous disons alors kellon et kelkon (tous), et non kulhém et kulkém en cananéen, ni kullahum et kullakum en arabe. Cette forme du pluriel syriaque en N est caractéristique du surien médiéval et du parler actuel au Liban. Une autre particularité syriaque est le pluriel en " é " que nous retrouvons dans l’lébnéniyyé, l’massihiyyé, l’frenséwiyyé (les Libanais, les chrétiens, les Français), et non al lebneniyyin, al massihiyyin, al faransiyyin.

C’est lorsque les mots diffèrent considérablement entre ces trois langues sémitiques, que l’origine devient plus facilement décelable. Ainsi ‘atmé (obscurité en surien) est clairement apparenté au ktovonoyo ‘amtono et non au cananéen héshuk, ni à l’arabe al-thalam. De même, natour (gardien) contraste avec le cananéen shmar et l’arabe haress.

Influences franques sur le surien

Certains termes existent exclusivement en surien (syriaque du Mont-Liban) et non en syriaque liturgique ni en cananéen, car ils sont de provenance européenne. En effet, l’époque franque ne manqua pas de marquer le parler du comté de Tripoli tel que le démontre encore aujourd’hui l’emploi du verbe zette. Le J étant inexistant en syriaque, fut remplacé au Moyen-Âge par un Z ; le mot jette donnant la forme zette. Plus tard, sous la principauté de Fakhreddine II, et grâce à la fondation en 1584 du Collège maronite de Rome, ce fut une profusion de termes toscans et romains.

Statue de Saint Maron à Bkerké avec inscription syriaque. ©Amine Jules Iskandar

Influence italienne

Comme le maltais, le surien moderne constitue une forme de sémitique fortement imprégné par l’italien tel que le démontre le riche lexique relevé par maître Fouad Ephrem Boustani. Parmi la centaine de termes qu’il rassembla, nous citons un petit échantillon à titre d’exemple : nomra (numéro), lista (liste), arma (armoirie – enseigne), veranda, capella (chapelle), sagristia (sacristie), sbirto (spirito – alcool), sala (salle), s’alé (scala – échelle), sofa, berdéyé (portale – rideau), tawlé (tavola – table), maskhara (mascera – mascarade), falso (faux), awanta (avantage), antica (ancien), scarbiné (scarpina – chaussure), limonada (limonade), banc (banque), farmachia (pharmacie), rachetta (ricetta – ordonnance), englizé (inglese – anglais), babour (vapore – bateau), macana (machine).

Le parler actuel du Liban est la résultante de toutes ces phases où le néo-cananéen christianisé donna le surien ou syriaque du Mont-Liban. Comme langue vivante, celui-ci ne cessa jamais d’évoluer et de s’enrichir de termes italiens, turques, arabes et français. Il est fort regrettable que, depuis les années 90, ces termes présents depuis des siècles, soient successivement supprimés en vue d’une prétendue purification linguistique.  Mais l’histoire des hommes et des cultures s’inscrit dans la terre et dans la culture du terroir. Les mots qui donnent l’impression d’avoir disparu durant leur traversée des six millénaires, se retrouvent en réalité toujours là parmi nous. Tantôt dans les toponymes, tantôt dans les anthroponymes, ils réfutent à eux seuls la théorie de la discontinuité historique associée à la petitesse du territoire libanais et à ses nombreuses invasions.

Statue du musée national de Beyrouth avec inscriptions phénicienne. ©Amine Jules Iskandar