La sotériologie dans l’architecture profane 

La trifora, ou triple baie emblématique de l’architecture libanaise, ornait les monuments chrétiens de Phénicie à l’époque byzantine. Elle disparut du paysage architectural dès le début du Moyen Âge pour ne réapparaitre qu’avec la fondation du Collège maronite de Rome, en 1584. Ce fut alors la Renaissance libanaise qui vit resurgir les fines colonnes surmontées d’arcades semblables aux miniatures des manuscrits syriaques du VIe siècle et des fresques du Liban du XIIe siècle.

Le prince libanais Fakhreddine II le Grand (1590-1635) exploitait les relations de l’Église maronite avec la Toscane, le Vatican et la France afin de consolider l’indépendance de sa principauté. Mais il en profitait surtout culturellement puisque son règne coïncidait avec la fondation du Collège maronite de Rome. Ses meilleurs conseillers et ambassadeurs furent les savants maronites issus de ce collège.

Le prince Fakhreddine II le Grand.

Parmi eux, nous nous intéressons plus particulièrement au patriarche Estéphanos Douayhi (1630-1704) et à l’évêque Joseph Simon Assemani (1687-1768). Le premier effectua les plus anciennes recherches sur l’histoire des maronites, sur leur architecture et leur art sacré, ainsi que sur leur musique liturgique. Le second fut responsable de la bibliothèque orientale du Vatican qu’il enrichit considérablement après plusieurs missions en Orient. Il effectua notamment les premières études sur le précieux manuscrit maronite du Codex Rabulensis. Ces savants ramenèrent ainsi à la lumière du jour, le motif de la triple baie si longtemps égaré dans les méandres de l’histoire.

Afin de saisir le sens de la trifora dans la tradition maronite, il conviendrait de se référer à trois sources syriaques: les écrits du patriarche Éstephanos Douayhi, l’hymne de la cathédrale Sainte-Sophie d’Édesse et les miniatures du Codex Rabulensis.

Source 1: le patriarche Estephanos Douayhi

Considérons d’abord le texte du patriarche qui, en citant saint Jean, écrit dans son Candélabre des saints mystères: "Il a dit que de chaque côté les portes étaient au nombre de trois parce que les personnes de la Sainte Trinité sont trois et qu’en leur nom, nous avons reçu l’ordre de baptiser ceux qui l’aiment et croient en lui."

Le patriarche nous explique ainsi à la fin du XVIIe siècle, qu’il existe une symbolique et un sens donné à ces triples baies qui représentent la Sainte Trinité.

Source 2: l’hymne de Sainte-Sophie d’Édesse

Notre seconde source est l’hymne syriaque de Sainte-Sophie d’Édesse, une cathédrale érigée au VIe siècle par les architectes Assaph et Addaï. Étant contemporain des architectes, cet hymne permet de fournir des interprétations authentiques. Cela ne peut plus être considéré comme une explication ultérieure qui ne correspond pas aux intentions réelles des constructeurs de l’époque. Dans l’esprit poétique de la spiritualité et de la langue syriaque, l’hymne d’Édesse nous apprend que "le chœur compte trois fenêtres dont l’éclat représente la lumière unique de la Sainte Trinité".

À cette époque, il était de coutume à Byzance de nommer deux architectes, l’un théoricien et l’autre praticien, le rapport entre la création matérielle et sa symbolique spirituelle étant d’une grande importance. La coupole byzantine concrétise la voûte céleste ou l’Orbis Romanus (l’univers). À sa base, les quarante fenêtres incarnent l’Integritas Saeculorum (l’intégrité des siècles). L’espace et le temps se trouvent donc résumés dans ce qui constitue la couverture de la cathédrale. Et, pour que le microcosme reprenne entièrement le macrocosme, il lui suffit d’ajouter à cet univers matériel le monde spirituel de l’Au-delà, faisant ainsi appel à la Sainte Trinité représentée par la triple baie.

Source 3: Le Codex Rabulensis

Notre troisième source syriaque est l’évangéliaire maronite de Raboula, ou Codex Rabulensis. Ce manuscrit de l’an 586 présente plusieurs exemples de triples baies. Ce motif, inspiré par les monuments de l’époque, devint un prototype qui finit par influencer le répertoire formel des iconographes du VIe siècle. Les similitudes sont frappantes entre ses détails et les proportions des colonnes, des chapiteaux et des arcades qui se retrouvent à l’identique dans l’architecture libanaise du XIXe siècle. Les colonnes des triples baies libanaises n’ont rien à voir avec les proportions gréco-romaines. Leur finesse évoque celles du Codex Rabulensis et des fresques médiévales maronites comme celles de Saint-Théodore à Béhdidét.

Au Moyen Âge, ce modèle d’arcades sur fines colonnes demeure assez répandu dans le domaine de la peinture, mais pas en architecture. Fort commun dans les miniatures des manuscrits et sur les fresques des églises, il ne fera sa réapparition en architecture qu’après le Collège maronite de Rome. Dans un premier temps, les arcades font office de galeries ajourées, telle une seconde façade. Elles ne sont pas nécessairement vitrées. C’est surtout au XIXe siècle qu’elles acquièrent leur raffinement dans une version vitrée, centralisée et réduite à trois baies, d’où son nom italien de trifora.

L’architecture libanaise, qu’elle soit profane ou sacrée, fait appel à un minimum d’ornementation. En plus de cela, ses rares motifs gravés sont loin d’être purement décoratifs; ils sont porteurs de sens. Ici et là apparaissent des croix protectrices, des volatiles sculptés identiques à ceux qui agrémentent les arcades du Codex Rabbulensis, des serpents et surtout des fleurs de lys. Lorsque cette plante n’est pas sculptée dans la pierre de l’arcade, c’est dans les boiseries de facture gothique qu’elle se multiplie. La triple baie, symbole de Trinité, complète le plus souvent sa composition avec des fleurs de lys.