L’Europe est réputée pour ses paysages et ses monuments, dont les magnifiques fresques médiévales des églises romanes. On ne peut qu’être conquis par les formes, les couleurs et l’histoire de ces témoignages d’un riche passé qui a façonné ce continent. Et pourtant, ici même, au cœur des montagnes libanaises, des fresques de la même époque racontent notre histoire, nos goûts, nos sensibilités, ainsi que notre richesse culturelle, spirituelle et artistique.

Ornant les nombreuses grottes de la Qadisha et du haut pays de Batroun, elles s’étalent avec encore plus de splendeur dans quelques églises, où elles survécurent au temps, aux invasions et surtout au génocide dévastateur des Mamelouks. Remontant pour la plupart aux XIIe et XIIIe siècles, elles racontent la renaissance syriaque qui accompagna la période des États latins du Levant. Elles se concentrent surtout dans le territoire du comté de Tripoli. Certaines, plus proches du littoral, surtout dans le Koura, portent des inscriptions grecques et des visages de facture classique indiquant leur appartenance à la périphérie byzantine. Elles sont cependant majoritairement l’œuvre d’artistes locaux. En avançant plus profondément dans le Liban, ses monts et vallées, ses grottes et ses chapelles, c’est l’écriture syriaque qui prédomine, sans toutefois que disparaissent les traces du grec. À cette époque, les moines et artistes étaient souvent bilingues, parfois trilingues puisqu’ils commencaient à maîtriser l’arabe et la langue des Francs.

L’idiome en usage demeurait cependant le syriaque pour les trois composantes du peuple indigène, soit les maronites, les jacobites (syriaques orthodoxes) et les melkites (roum). Bien que leur parler fût truffé de substrats cananéens et de nombreux apports francs, leur langue écrite était celle du syriaque liturgique. C’est cette dernière qui orne les nombreuses fresques et vestiges de peintures dans les montagnes de ce qui fut le comté de Tripoli entre 1104 et 1289.

Quatre églises offrent encore aujourd’hui des collections assez vastes qui réussirent à survivre partiellement aux vicissitudes de l’histoire. Elles dénotent toutes un style syriaque local. Cependant, parmi elles, Saint-Théodore de Béhdidét et Saint-Charbel de Maad présentent une facture simple, alors que Saint-Saba de Eddé et Saints-Serge-et-Bacchus de Kaftoun déploient des visages plus expressifs et élaborés.

Saint-Théodore de Béhdidét

Saint-Théodore présente la collection absidale la plus complète et donne une idée de ce à quoi pouvaient ressembler nos églises médiévales voûtées. Cette église est réputée pour ses grandes fresques des saints chevaliers Théodore et Georges qui couvrent ses parois nord et sud. Elle est aussi surtout célèbre pour sa Déisis représentant le Christ en gloire dans la vision théophanique porté par le tetramorphe ou quatre symboles évangéliques. Cette fresque occupe la conque de l’abside avec les anges chérubins et séraphins, sainte Marie et saint Jean-Baptiste. Leurs noms sont notés en syriaque vertical krouvé, srouphé, Mariam, Yohanon.

À mi-hauteur de l’arc du cintre, c’est une autre scène avec la Vierge de l’Annonciation à droite et l’archange Gabriel à gauche qui encadrent la conque de l’abside. C’est le thème de l’Annonciation, en très bon état de conservation. Au-dessus, les scènes vétérotestamentaires occupent l’arc triomphal selon une tradition reprise par les manuscrits et les autres fresques d’Orient et d’Occident. On y voit, à droite, la main de Dieu tendant à Moïse les tables de la Loi et, à gauche, la scène du sacrifice d’Abraham avec Isaac et l’agneau de substitution. Nous y lisons: Mouché nviyo (le prophète Moïse), Avrohom, Ishoq.

Tout en bas, à la base de la paroi absidale, ce sont les apôtres et évangélistes qui se tiennent droits dans une série d’arcades sur fines colonnes. Chacun est identifié par son nom inscrit verticalement en syriaque dans le nimbe: Pétros, Paolos, Andraos, Philippos, Marcos, Toumo, Mattay, etc. Leurs figures sont stéréotypées, avec les mêmes yeux en amandes, les mêmes traits épais pour les sourcils et les contours des visages. Ils ne se distinguent que par la barbe et la couleur des cheveux.

Saint-Charbel-d’Edesse à Maad

Le même phénomène de stylisation se répète à Saint-Charbel-d’Edesse à Maad, au pays de Jbeil. Là aussi, les personnages debout dans l’abside sont assez rigides et échappent à la souplesse des formes byzantines, ainsi qu’aux volumes de leurs drapés. Cette église bâtie avec les matériaux d’un temple païen et ornée de fresques médiévales, constitue un véritable musée. Ses trois nefs sont portées par une série de colonnes antiques de facture ionique dont la base servait parfois de chapiteau. Parmi ces nombreuses richesses, l’ultime chef-d’œuvre est dissimulé derrière l’abside, dans la chapelle de la Dormition. C’est là l’une des plus belles pièces du patrimoine artistique libanais. L’exiguïté de l’espace nous place nez à nez avec les acteurs de cette scène dans laquelle nous nous retrouvons physiquement projetés. Marie est allongée sur son lit mortuaire entourée des apôtres. Paul à ses pieds, Pierre penché sur sa tête et le Christ recueillant son âme sous forme d’enfant emmailloté sont entourés de visages divers qui se lamentent.

Les personnages de la Dormition de Saint-Charbel de Maad étant stéréotypés comme à Saint-Théodore de Béhdidét, ils ne peuvent exprimer la tristesse par les traits du visage. La douleur est donc symbolisée par le geste de la main portée à la face. Ces deux églises nous offrent en cela des exemples du modèle stylisé parmi les fresques syriaques du Liban. Il se caractérise par des aplats de couleur, sans dégradés et sans effets d’ombre. Il est plus vivant et plus souple que le style syriaque de Syrie-Mésopotamie, mais demeure moins réaliste que le second modèle libanais influencé par les écoles byzantines. Ce dernier constitue lui aussi un art syriaque proprement local, mais encore plus mouvementé et expressif. Nous le constatons notamment à Saint-Saba de Eddé-Batroun et à Saints-Serge-et-Bacchus de Kaftoun.