L’impératrice romaine germanique Marie-Thérèse d’Autriche s’est tournée vers le moine Sarkis en lui disant: "Tu auras ta cloche, et je veux que ce soit la plus belle du Liban."

Monastère Notre-Dame-des-Champs à Dlebta. ©Nada Raphaël

Au cours d’une nuit sombre et froide de l’an de grâce 1760, le moine Sarkis du village d’Ashqout s’avance dans le cloître du monastère Notre-Dame-des-Champs à Dlébta, sur les hauteurs du Liban. Sous son capuchon de moine maronite, le visage baissé, fixant les dalles au sol, il s’approche de l’église d’une démarche humble et légère, et appuie le pied contre le fût d’une colonne antique. En fredonnant une prière syriaque, il saisit la corde et se met à sonner la cloche à toute volée pour annoncer l’office de minuit.

La musicalité de la cloche commençait à vibrer sur les chênes, les pins et les cyprès, lorsqu’un bruit sourd est venu étouffer le son, puis interrompre le tintement. La cloche de Notre-Dame venait de se fêler. Cette dame d’airain était "l’orgueil du couvent, la seule qui, aux mauvais jours du passé, existât avec celle de Cannobin dans tout le Liban", racontent Joseph Goudard et Henri Jalabert. Ce fut un grand scandale dans tout le Kesrouan. Le moine Sarkis était partout montré du doigt, calomnié et porté responsable. Se sentant banni, il finit par se rendre en Europe à la recherche de moyens pour remédier à ce fâcheux incident. Il lui fallait à tout prix faire fondre une nouvelle cloche.

L’archiduchesse d’Autriche
Il se trouvait déjà à Vienne depuis déjà quelques semaines, lorsqu’une jeune archiduchesse tombe gravement malade. Comme certains membres de la cour avaient parlé à l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche de ce moine étranger à l’air de sainteté, elle le fait mander. Le frère Sarkis se présente, vêtu de sa tunique noire cintrée à la manière maronite. Il s’agenouille près du lit de l’archiduchesse, ouvre son livre de prières syriaques et, après le triple Qadish du trisagion, conjure Notre-Dame-des-Champs de guérir la moribonde. Le jour même l’archiduchesse ouvrait les yeux et se trouvait déjà hors de danger.

L’archiduchesse Marie-Thérèse d’Autriche, impératrice romaine germanique. (Photo Wikimedia)

L’impératrice romaine germanique Marie-Thérèse d’Autriche se  tourne alors vers le moine Sarkis et lui dit: "Tu auras ta cloche, et je veux que ce soit la plus belle du Liban."

Cette cloche promise a été fondue à Venise en 1766 et accompagnée de multiples présents pour Notre-Dame-des- Champs: un ostensoir relevé de pierres précieuses, quatre ornements complets, quatre calices montés en filigrane, un magnifique tableau de la Vierge et surtout un tabernacle dans le style baroque. Il est regrettable que le tableau de la Vierge ait fini par disparaître lors d’un naufrage en mer.

Le tabernacle de Notre-Dame-des-Champs
Quant au tabernacle, il a été le fruit d’une étrange rencontre entre le faste baroque de la Contre-Réforme autrichienne et le dépouillement de l’ascétisme syriaque maronite. Flanqué de deux anges dorés, il est composé d’un édicule reposant sur deux colonnes ioniques. Au centre, le crucifix entouré d’inscriptions en caractères latins et syriaques. Et c’est là que la rencontre de ces deux mondes chrétiens est la plus émouvante. Le moine Sarkis n’a pu que tracer ces caractères syriaques sur trois morceaux de papier. Deux inscriptions ont été reproduites sur les plaques d’argent à la base du tabernacle, alors que la troisième orne le tympan surmontant le crucifix.

L’artiste autrichien ou vénitien a magnifiquement reproduit les textes latin et autrichien, alors que les inscriptions garshouné en lettres syriaques ont été redessinées sans la moindre notion de cet alphabet. Le texte du tympan a même été gravé à l’envers, le moine n’ayant pas précisé dans quel sens son papier devait être porté. Partout les lettres de l’alphabet syriaque, reprises comme de simples dessins, sont difficilement déchiffrables. Ainsi, les ‘Ain sont plus élevés que les Lomad, les et les Qof sont allongés, presque couchés, et les Olaph finaux sont anormalement bouclés comme s’il s’agissait de .

Mais une fois déchiffré, le texte garshouné des deux plaques du bas dit: "L’an mille sept cent soixante-dix, moi, l’humble serviteur, le prêtre Sarkis de Achqout, je supplie votre générosité, par la reconnaissance et la messe pour tous ceux qui nous soutiennent dans la charité." Et dans le tympan surmontant le crucifix, nous lisons à l’envers: "Notre-Dame-des-Champs, propriété (waqf) du couvent."

Festivités au Mont-Liban
Lorsque ce trésor est arrivé au Liban, le pays s’est mis en fête et tout le Kesrouan chantait les louanges de l’archiduchesse et impératrice romaine germanique. Les hymnes à la Vierge remontaient de toutes les vallées avec les parfums de l’encens. L’impératrice et le moine étaient chargés des métaphores les plus éblouissantes. Le père Moussa Dib a même peint un nouveau tableau remplaçant celui du naufrage, en y faisant figurer l’impératrice et le moine Sarkis auprès de la Sainte Vierge.

Quand les ornements et les calices ont fait leur entrée au monastère, quand surtout la cloche impériale a été montée sur son clocher "ce fut quelque chose de si magnifique que tout le monde vint voir… On accourait de très loin, de Beyrouth, de Sidon, de Jérusalem même, dit-on. Druzes et métualis n’étaient pas les derniers", disent encore les pères Goudard et Jalabert.

Notre-Dame-des-Champs a atteint une grande renommée. La fille unique du prince régnant, Youssef Chéhab, a, elle aussi, été guérie par les prières du supérieur de ce couvent, le père Pierre Dib, réputé pour sa sainteté et dont le nom est gravé dans l’épigraphe syriaque de l’église datée de 1755. Le prince du Liban s’est alors fait baptiser en même temps que sa fille, faisant passer sa dynastie au christianisme. Le moine Sarkis n’aura écho de cette gloire que par les correspondances. Il s’est éteint en Europe sans avoir jamais vu son portrait auprès de la Vierge et de l’impératrice, ni le tabernacle dans l’abside de Notre-Dame-des-Champs qu’il avait tant affectionnée.