Chercheuse en sociologie politique, Dalal Bizri a accordé à Ici Beyrouth une interview exclusive depuis Toronto où elle vit aujourd’hui, sur son parcours d’ex-militante de gauche et de féministe au Liban, son pays de naissance.


Bien que la plupart de son travail ne porte pas sur les femmes, Dalal Bizri se dit féministe : " Je suis féministe à ma manière. Il y a différentes générations, et la nouvelle n’a pas été en contact avec nous. Il y a comme une rupture. Cela n’a pas permis l’accumulation des expériences qui aurait été bénéfique. C’est là un trait des sociétés arabes. Nous vivons dans un marasme, il n’y a pas de continuité. Le mouvement vient de l’extérieur. La société civile est soutenue par l’étranger. On se concentre selon les moments sur les femmes, les transgenres, comme si c’était un business. Il n’y a pas de travail de fond. "

En 1994, Dalal Bizri a participé à la fondation du collectif de chercheuses libanaises Bâhithât. Toutefois, elle confie : " La plupart étaient davantage intéressées par la vitrine sociale que par la production intellectuelle. Le narcissisme collectif est une extension du narcissisme individuel. Un égocentrisme très fort marque toutes les luttes, y compris la thawra. Tout le monde se prend pour le chef. À l’époque où nous étions dans les partis, nous nous comportions de la même façon. Il n’y a aucune estime pour les prédécesseurs. C’est la raison pour laquelle nous n’avons pas d’identité nationale. Chaque groupe, grand ou petit, a un conflit – parfois sanglant – avec l’autre. "

Humaniste avant tout !

Changer sa façon de penser implique un système de valeurs différent. Cela commence par l’éducation et se transmet dans toute la société. " Mais avec quelles ressources ? Nous ne sommes pas indépendants ! ", remarque-t-elle. L’ex-militante de gauche pense que l’individu sert le collectif, à commencer par ses habitudes quotidiennes.

Aujourd’hui émigrée au Canada, Dalal Bizri rédige des articles d’opinion pour la presse arabophone et a publié des ouvrages sur la période révolutionnaire des années 1970, le mouvement de la gauche libanaise ou la guerre civile. " Je ne suis plus de gauche, mais je suis toujours intéressée par le monde ", déclare-t-elle.

Spécialisée dans les mouvements islamiques contemporains, elle a publié plusieurs études sur les femmes, notamment L’Ombre et son double (Cahiers du Cermoc, 1991-2001) sur les militantes du Hezbollah. " La gauche a disparu partout. Dans les années 1970, sa force venait de l’extérieur. Aujourd’hui, elle est en conflit au sujet du soutien à la Résistance. Ce différend vis-à-vis de l’anti-impérialisme existe ailleurs. La gauche rejoint l’extrême droite sur certains points depuis la fin de l’URSS et du Komintern. Au Liban, certains militants se sont changés en criminels. Une partie des militants chiites sont devenus islamistes à cause de l’attrait de l’anti-impérialisme de l’Iran. Et les sunnites, au fondement des organisations de jeunesse dans les mouvements nationalistes arabes, se sont aussi tournés vers la religion. Ma mère est de confession chiite et mon père de confession sunnite, mais je suis restée humaniste. Dans les années 1970, le féminisme était un combat de gauche. Aujourd’hui, il est combattu par les branches les plus populaires de l’islam ", explique-t-elle.

Subjectivement fortes… objectivement faibles

Comme c’est le cas dans toutes les crises, la crise libanaise touche en premier lieu la femme, accentuant la violence, le crime et l’oppression, selon Dalal Bizri : " On parle peu de cet aspect, car on se concentre sur l’électricité, le dollar… La situation au Liban ressemble à la Syrie ou à l’Irak. Certes, les Libanaises sont fortes ; elles ont la liberté de parler, de se déplacer, et de vivre seules, mais elles sont en arrière sur le statut personnel par exemple. Elles peuvent s’exprimer, mais cela n’aboutit à rien. "

Pour la chercheuse, la question est de savoir comment articuler les revendications des femmes avec le reste de la société. Le contexte économique pourrait par exemple les pousser à être plus présentes sur le marché du travail, à se battre pour une meilleure protection sociale et des lois garantissant davantage d’égalité : " La question des dépenses quotidiennes pourraient inciter les hommes à solliciter la participation financière des femmes. Cela pourrait les encourager à leur trouver du travail et donc à faire évoluer les lois. Le travail se trouve à la base de l’émancipation et l’éducation est son levier. "

Féministes partout, progrès nulle part

Après avoir enseigné la sociologie politique à l’Université libanaise, Dalal Bizri a passé dix ans au Caire, flambeau du féminisme arabe depuis la fin du XIXe siècle, qui a vu émerger un grand nombre de figures, dont la première en date, Zaynab Fawwaz (1860-1914), est chiite libanaise. Pourtant, le constat de Dalal s’avère édifiant : " Il y a eu beaucoup de féministes mais peu de progrès. Nawal al-Saadawi n’a pas eu d’influence en Égypte, par exemple. C’est une star qui fait de l’audimat, mais elle ne parle pas au peuple. Il y a eu des mouvements de femmes dans l’histoire du monde arabe ; il est néanmoins difficile de trouver leurs écrits aujourd’hui. On les a fait taire. Les gouvernements ont été plus oppressifs envers le corps et la pensée après l’indépendance. Aujourd’hui, Abdel Fattah al-Sissi, président de l’Égypte, tient le même discours que les Frères musulmans après les avoir chassés du pouvoir. "

" D’un autre côté, les militantes se sont montrées plus unies contre le colonialisme que contre leurs propres gouvernements ! Il y a une unité de situation dans les pays arabes, surtout au Moyen-Orient ", conclut Dalal. " Les activistes ne sont pas sérieuses, et elles sont trop refermées sur elles-mêmes. La nature des femmes n’est pas différente de celle des hommes lorsqu’elles arrivent au pouvoir. Cela dit, le matriarcat était tout de même plus clément. Les hommes et les femmes pouvaient être polygames ! "

 

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