Le non inconscient que contient tout symptôme relève, pour le sujet, d’un enjeu de survie. Si le sujet est confronté à un danger subjectif extrême, ce non prend un caractère inconditionnel, et son expression symptomatique peut aller jusqu’au drame du suicide ou du meurtre, comme si était à l’œuvre un "plutôt mourir que me laisser livré à la volonté de jouissance de l’Autre".

Voici le cas d’une jeune femme qui, pour se soustraire à la prise de l’Autre, a misé son existence même: "À l’extrême de l’anorexie, j’ai éprouvé la valeur de ma vie. Un jour, j’ai compris que j’avais le droit de baisser les bras, de ne pas vouloir vivre, mais pas de rester dans cet entre-deux, où je glissais vers une mort lente en m’illusionnant sur le fait que la résistance de mon corps était sans limites."

Cette patiente a décidé de vivre, décision ordonnancée en deux temps logiques que scande le double sens contenu dans l’expression "éprouver la valeur de ma vie". Dans un premier temps, cette expression a pris le sens d’une question, comme un défi lancé au sort: mettre la valeur de sa vie à l’épreuve, en la misant dans un risque mortel. Le second temps, celui d’une réponse, a consisté, pour cette patiente, à "éprouver la valeur de sa vie" au sens de ressentir toute la valeur qu’a désormais sa vie pour elle.

Quand la jeune femme est venue en analyse, elle avait déjà laissé ce symptôme aigu d’anorexie derrière elle. De façon plus diffuse, elle souffrait d’un sentiment de néant: "Il ne se passe rien dans ma vie", disait-elle. Après avoir connu le succès dans le monde du cinéma durant son enfance et son adolescence, sa carrière de comédienne avait subi un coup d’arrêt du fait de l’anorexie et se trouvait désormais enlisée, malgré la détermination de la jeune femme à recommencer à jouer.

De même, sa vie amoureuse était marquée d’un "désert total" qui, à l’approche de la trentaine, l’interrogeait. Elle ne concevait pas son avenir sans fonder une famille, même si les hommes, disait-elle, ne lui manquaient pas au quotidien.

Cette traversée du désert professionnel ainsi que la radicalité du désert amoureux sont à considérer comme des symptômes au sens psychanalytique du terme, à savoir la marque que quelque chose cloche, dont le sujet de l’inconscient est partie prenante. Ces symptômes sont ainsi à mettre en série avec l’ancien symptôme anorexique, duquel ils représentent des avatars: une même absence de faim (amoureuse) et de nourriture (masculine comme artistique) s’y manifeste. "Il ne se passe rien dans ma vie" est, dans le registre du sens, du même ordre que "ne rien avoir à se mettre sous la dent" ou plus exactement, ne se sustenter qu’avec du rien. Cette position, empreinte d’une volonté farouche, consistant à "manger le rien" (Lacan), est au principe de toute anorexie.

Je lui ai souligné l’analogie: "Pensez-vous possible que le fait de vous retirer de tout lien consistant, dans le travail comme dans l’amour, ait la même signification que votre refus antérieur de vous nourrir?" S’est alors ouverte la question marquant pour elle l’entrée dans le discours analytique, le passage de la plainte au désir d’accéder à un savoir sur son être: "C’est vrai que je ne me nourris d’aucun des registres de ma vie, alors que j’aime le jeu et j’aime l’amour. Que puis-je bien déserter ainsi? À quoi je me soustrais?"

Je lui ai demandé: "Qu’est-ce qui, malgré votre désir, ou plus exactement dans votre désir, vous angoisse au point de prendre pour objet principal de votre vie le rien? Au fil des séances, nous sommes revenues au symptôme anorexique antérieur, pour tenter d’en déchiffrer le sens.

Un préjugé a cours, à l’encontre de la psychanalyse, lui reprochant de se complaire dans le passé, au lieu de s’intéresser au présent et à l’avenir d’une personne, ce que feraient, par différence, la psychologie et d’autres psychothérapies. Le cas de cette jeune femme nous donne l’occasion de renverser ce contresens: quand la psychanalyse invite à voyager dans le passé, c’est un passé qui s’explore comme une terre inconnue, si bien que la cure n’est jamais une redite ou une paraphrase de l’histoire d’un sujet, mais au contraire en fait surgir l’inouï.

Décrypter l’anorexie passée a eu pour effet de faire apparaître la présence d’un non salutaire. La jeune femme a saisi que ce non anorexique avait rempli cette fonction, inconsciente, du symptôme, permettant au sujet de ne pas rester passivement à la disposition de la volonté de jouissance de l’Autre. L’Autre ici concerné par le non du symptôme était le père (même si l’on doit toujours supposer, dans l’anorexie, un antécédent dans le lien alimentaire archaïque avec la mère). Ce père, aimant et volontaire, avait formé, dès la plus tendre enfance de sa fille, un projet pour elle, celui de la mener sur la voie du succès comme enfant-star, puis comme comédienne reconnue. L’enfant en avait conçu la plus grande joie, car elle avait fait sien le désir de jouer, plus que le désir de gloire d’ailleurs. Elle se trouvait ravie du lien étroit avec son père qui s’était noué autour de ce désir. Le problème ne résidait donc pas dans le projet paternel lui-même, mais dans le fait qu’il était assorti d’un dessein pour le corps de sa fille: le plier à l’idée que se faisait ce père du corps promis au succès, à savoir un corps mince, diaphane, aux formes féminines estompées, comme éternellement préadolescent. Dans ce contexte, l’adolescence, physique et psychique, de la jeune fille, est survenue comme un drame.

L’anorexie, par laquelle elle s’assurait d’une minceur désormais anormale, peut se lire, en première approche, sur le versant du désir: à la fois consentement au souhait du père aimé et moyen de rester belle pour accomplir sa passion de jouer. Mais à y regarder de plus près, le projet esthétique du père, qui allait à contre-courant des lois physiques, impliquait une emprise plus radicale encore sur le corps de la jeune fille devenue femme.

Cette emprise, qui tournait à l’obsession et s’autorisait tous les débordements, ne pouvait pas être lue comme le simple dévouement d’un père au succès de sa fille. Sa jouissance se trouvait nécessairement engagée, et probablement à son insu. Était-ce la jouissance de se rendre mentalement maître de ce corps? Était-ce la jouissance de le conformer à son propre fantasme du corps désirable, androgyne peut-être? Était-ce la jouissance de s’assurer que sa fille serait éternellement sienne en veillant à ce que, ses formes féminines gommées, elle ne soit désirable pour aucun homme réel?

Quoi qu’il en soit, la jeune femme a aperçu dans l’analyse que l’anorexie, même à son paroxysme, ne représentait pas un jeu à la vie à la mort avec elle-même. Le symptôme a délivré son sens de refus: celui d’un non vital à incarner l’objet joui par son père. Le drame de cette solution pathologique résidait, pour la jeune femme, dans son prix de souffrance continuelle, mais plus encore dans la signification mortelle du symptôme: l’anorexie était pour elle le refuge ultime de la transparence, de la disparition physique totale, pour que l’Autre paternel n’ait plus rien à saisir.

Le rien de sa vie actuelle est alors apparu comme une autre version du non anorexique initial. Dès avant l’analyse, la jeune femme avait elle-même accompli un progrès certain en passant d’une forme symptomatique mortelle (l’anorexie) à une forme viable mais mortifère (le désert de son existence). Pourtant, elle ne pouvait se contenter de cette position, puisque celle-ci la privait dans son désir de jouer, ainsi que dans celui de fonder une famille. À ce stade, l’angoisse de voir son corps repris par l’Autre masculin jouisseur la conduisait à se soustraire à cet Autre, qui s’incarnait toujours pour part dans son père, mais aussi dans tout directeur de casting amené à jauger son physique en vue d’un rôle, ou dans tout amoureux susceptible de partager sa vie intime.

La psychanalyse devait s’attacher à lui permettre d’inventer sa solution à partir du symptôme désormais transformable, puisque déchiffré et reconnu, non comme critère de maladie, mais comme messager d’un sens et porteur d’un savoir. Le cours de la transformation a emmené cette jeune femme du côté d’une invention par la dimension du don, telle qu’elle est mise en jeu dans le lien à l’Autre. "Je ne changerai pas mon père, mais je peux, moi, lâcher prise, me décrocher de son exigence folle, et simplement l’aimer. De même, dans les castings, je peux cesser de m’orienter sur la seule attente supposée de l’autre et chercher ce que moi, j’ai envie de donner."

Le changement de trajectoire était tout à fait imprévisible: cette jeune femme a recommencé à jouer, mais elle décroche à présent des rôles ambigus, où, comme elle l’exprime, "se mêlent ange et démon". L’Autre ne peut plus la prendre contre son gré dans sa volonté de jouissance, puisque c’est elle qui se donne, et comme elle-même en a envie, en se dérobant au prisme unique de la pureté diaphane. Son physique et ce qu’il dégage ont gardé cette empreinte angélique, mais comme la face inséparable d’une autre, plus insaisissable et plus trouble, au moyen de laquelle elle aime brouiller les cartes et créer la surprise.

En cette manière de prendre la main, elle exprime aussi son être de jeu, celui qui a toujours passionnément aimé jouer la comédie, qui désormais aime jouer à perdre l’autre pour se donner à lui sous une forme inattendue, qui a joué naguère, aux frontières extrêmes du contrôle, avec la limite de la mort, et qui a mis en jeu sa vie pour éprouver qu’elle n’appartenait à aucun Autre qu’à elle-même.

"Ange et démon", ainsi a muté son symptôme, aujourd’hui exempt de souffrance, auquel elle s’identifie en le nommant elle-même et en l’incarnant dans sa vie. Ce symptôme singularise la femme qui pourra désormais advenir, et dont il détient le mystère infini: "Ma part d’ombre n’est plus dans l’anorexie, mais dans ma création."