Fondatrice et directrice artistique de l’école de danse Al-Sarab à Byblos, initiatrice de la danse moderne au Liban, professeur d’université à la LAU, Nadra Assaf est titulaire d’un MFA en danse du Sarah Lawrence College, un doctorat en éducation de l’Université de Leicester, ainsi que d’un master en théâtre et une licence en finance.

Après le succès de la troupe Al-Mayyas à AGT, Nadra Assaf a félicité Nadim Cherfan qui mène la troupe, ayant toujours été fière de son travail, lui qui dispensait ses cours  en premier à Al-Sarab. Elle dénonce cependant la vague d’empathie que ce succès a généré, qui sous-entendrait que les femmes auraient des difficultés à danser au Liban! Elle clame sur la page AGT que le Liban n’est pas un pays qui prive les femmes de leur droit à la danse. "Le Liban a une puissante et longue histoire avec cette forme d’art." Pour Nadra, il n’est pas question de verser dans la complaisance puisqu’au Liban, on  n’empêche pas les femmes d’être danseuses. Elle invite également les danseuses à utiliser cette consécration et cette impressionnante plateforme pour prouver au monde entier ce dont les femmes libanaises sont capables. Entretien.

Quand avez-vous commencé à danser?

Comme tout autre enfant… à trois ans. Nous vivions aux États-Unis. Ma famille appréciait les arts scéniques et la culture. Notre maison regorgeait de collections de Shakespeare, Khalil Gibran… Mes frères jouaient de la musique, on avait un piano, un orgue, je jouais de la guitare, les œuvres d’art emplissaient l’espace. J’adorais bouger, alors ma mère m’a inscrite à un cours de danse sans pour autant penser que ce serait quelque chose que je voudrais faire plus tard.

À neuf ans, nous sommes rentrés au Liban. J’avais déjà pratiqué la danse pendant six ans; le tap, la danse classique…Ma mère me cousait mes costumes et je ne dansais qu’à l’école, à Monsef, où nous habitions. Ma mère m’a inscrite à Achrafieh chez Georgette Gebara en 1972.  En 1975, la guerre a éclaté. En 1976, à cause des traumas de la guerre, nous sommes retournés aux États-Unis. J’avais 13 ans. Ma mère était américaine et mon père libanais, mais aucun d’eux n’a parlé d’appartenance et j’ai toujours senti que le Liban était mon chez moi. De retour aux États-Unis, j’ai repris les cours de danse. En 1978, nous sommes revenus au Liban, toujours en guerre, mais ne pouvions pas nous déplacer d’une région à l’autre. L’une des mamans m’a demandé de prendre en charge ses enfants et ceux des voisins pour leur faire faire de la danse. J’ai alors lancé un camp de danse avec pour base une salle à l’école. J’ai offert à "la troupe" un espace d’expression.

Comment Al-Sarab a été créée?

J’ai réalisé que Al-Sarab ne devait pas être seulement un camp d’été, mais un moyen d’expression, un système à intégrer, un cadeau éternel.

La guerre m’a poussée à quitter le Liban pour étudier durant dix ans aux États-Unis, mais j’y revenais chaque été et continuais le camp de danse, et finis par enseigner dans tous les coins du pays. Quand je suis revenue pour de bon en 1991, je savais parfaitement ce que je voulais faire. Toute ma vie a changé.

Je me suis retrouvée à l’université en tant que professeur d’anglais, vu que c’était ma langue maternelle, ce qui m’a permis d’avoir le capital nécessaire pour créer mon école de danse. L’argent n’a jamais été mon but ultime. Jamais. Sinon, ma vie aurait été tellement différente… J’ai donné mon argent et ma vie à Al-Sarab, mais en fait, cette école est ma vie… ma famille, mes enfants…

Comment décrivez-vous votre philosophie de la danse?

Je suis la première et la seule école de danse moderne au Liban. À Al-Sarab, j’ai ajouté des épices orientales à la danse expressive avec une part d’improvisation et l’idée de danser dans différents espaces, l’espace de la performance n’étant pas limité à la scène. Je crois fermement que tout corps peut danser, dans n’importe quel espace; sur les rives de notre mer à Byblos par exemple. Cependant, ce genre de danse prend ses racines dans la danse moderne. Il y a une grande différence entre moderne et contemporain. Je crois à la technique; le corps a besoin d’être sculpté et développé. L’endurance, le stretching sont très importants pour un danseur. Cela étant dit, j’ai été la première personne au Liban à me lancer dans l’improvisation, en 1991.

Y a-t-il un âge pour la danse?

Je ne crois pas qu’il y ait un âge pour danser. Tout corps peut danser. Quand un enfant naît, il bouge sans arrêt. C’est le système éducatif qui discipline le corps et arrête le mouvement. On dit "assieds-toi" et non pas "lève-toi et fais tes devoirs." Il y a mille façons de se tenir ou de travailler. Pourquoi devrait-il y avoir une limite d’âge par ailleurs?

J’ai découvert que le corps change avec l’âge, mais chaque âge a ses charmes et ne doit pas être conditionné par ces limites-là.

Parlez-nous de votre expérience en tant que juré dans le programme télévisé Studio el-Fan, créé par Simon Asmar.

Lors de ma première en tant que membre du jury de Studio el-Fan, j’avais 32 ans. J’avais déjà fait partie du jury de Toute la ville chante et danse, sur la C33. On a suggéré mon nom à Simon Asmar pour remplacer Georgette Gebara, fondatrice de l’École libanaise de ballet en 1961. Quand je l’ai rencontré, il s’est souvenu de moi lorsque, petite fille, j’avais fait une danse sur patins dans un costume de lapin. Comme c’était un talent show, j’ai accepté.

Plus tard, dans Hezzi Ya Nawaaem, j’ai été la juge la plus sévère qui soit, parce qu’il s’agissait de danse et que c’était mon champ d’expertise. Pour l’audition de So You Think You Can Dance Arabia, je dirigeais deux danseurs pour ma choréographie, dont Nadim Cherfan. Le résultat était fabuleux, mais comme je n’ai pas accepté de teindre mes cheveux… le monde de la télévision a ses propres règles… Depuis, je n’ai plus voulu être juré. Mes experiences télé étaient gratuites; une belle renommée, mais cela n’a pas aidé Al-Sarab.

Quelle est votre force en tant que danseuse et en tant que chorégraphe?

Je peux facilement m’adapter pour faire ce que mon chorégraphe veut sans que mon égo prenne le dessus. En tant que chorégraphe, je prends en considération ce dont mes danseurs ont besoin. C’est toutjours une collaboration. L’écoute demeure le plus important.

Combien d’heures par semaine devrait-on pratiquer la danse?

Deux heures par jour avec un jour de congé, mais pas plus de cinq heures par semaine de technique. Au-delà de cinq heures, il faut se limiter à trois jours par semaine.

Quel a été votre plus grand défi au Liban?

Amener la société à porter un regard différent sur la danse et à changer la perception de la danseuse. La danse est à prendre au sérieux autant que la poésie, la musique, le théâtre.

En regardant la jeune Nadra dans toutes mes interviews, cela a toujours été mon combat.

"Il faut encore porter en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante", a dit Nietzsche. Pensez-vous que le chaos dans lequel nous vivons pourrait encore inspirer de la danse?

Là où il y a chaos, il y a élévation artistique, parce qu’on a besoin de s’exprimer autrement. Cela a toujours été le cas dans l’Histoire.

Un conseil pour les rêveurs de danse?

La danse c’est la vie. Je ne peux pas conseiller à quelqu’un de construire une carrière. Mais je pourrais guider une personne dans son expérience personnelle. Tout le monde devrait danser et tout le monde le fait, tous les jours. On n’en est juste pas conscient.

Marie-Christine Tayah

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